Ces deux régions subissent un ratage de vocation forcé. Extraits d'un carnet de voyage. Jijel regarde la mer avec de gros yeux gris. Le matin affiche pourtant son large sourire après cette nuit d'orage et de pluie. La ville, bien configurée dans son héritage urbain colonial, fait contraster sa «légèreté» avec les massifs montagneux qui l'assiègent, ne lui offrant comme salut que cette belle ouverture maritime... et quelques perspectives, sans cesse ajournées, de relance économico-sociale. «Je porte une responsabilité aussi lourde que ces montagnes», avait déclaré Bouteflika lors de sa visite au port de Djen Djen mardi dernier. Ces montagnes aux denses maquis disent l'AIS, Mezrag, alias cheikh Omar, Nourredine ou Dieu sait quoi encore. Les reliefs, ce n'est pas seulement de la géographie, c'est plutôt très politique. Prononcez le mot «Dj'bel», et vous vous perdrez dans un furieux enchaînement d'association d'idées politico-historiques. C'est l'hystérie de l'Histoire qui a toujours poussé les hommes à remonter dans la montagne à défaut de rejoindre les arbres. L'hystérie dévastatrice de la terreur et de la soi-disant «contre-terreur». Lorsque les natifs du pays jijli évoquent, avec prudence, les années noires de la région, c'est à vous couper le souffle. A la violence terroriste, venait, en écho, la terreur du con-tre-terrorisme. Tous les coups sont permis. Il faut terroriser le terrorisme. La peur doit changer de camp. La fin justifie les moyens et la mort vous va si bien lorsque rien ne va assez bien. C'est ainsi que parlent les canons de la mahchoucha et ceux des dispositions d'exception. Lorsque la mort est généralisée au point de devenir un fonds de commerce national, pourquoi se priver d'extra?! Le fourgon de Madani Mezrag La visite du Président est placée sous très haute surveillance. Les renforts de gendarmerie sont tout simplement impressionnants, et des troupes de l'armée ont passé 48 heures en cantonnement dans les forêts, dont celle de B'nikhettab, qui habillent la montagne. Jijel est la «capitale de la concorde civile», il est vrai. Mais il est tout aussi vrai que les courbes des probabilités sont plus crédibles que les plates lignes de la certitude. Aux correspondants locaux de journaux nous demandons si le patron de l'ex-AIS, Madani Mezrag, est «visible?» Si l'on peut le voir au centre-ville? «Si vous remarquez un fourgon vert, c'est le sien, il a une boulangerie et un magasin de torréfaction à Kaous», nous indique-t-on. On a bien aperçu, par deux fois, ce fameux fourgon vert détalant devant l'hôtel Bassorah où les journalistes, accompagnant la délégation présidentielle, étaient logés, mais nous n'avons pas osé mettre en place un barrage! «Vous n'évoquez que le terrorisme quand vous parlez de Jijel!», nous reproche cet homme qui vient assister à l'accueil populaire du Président, «parlez de la zone franche, de Béjaïa qui ne veut pas que Jijel ait sa zone franche!». Le type est sérieusement remonté et le discours raisonnable de notre collègue d'El Watan ne sert à rien face à cet entêtement jijli. La zone franche de Bellara, 25.000 emplois directs et autant de postes indirects à la clé, un vrai booster pour le développement de la région. «Jijel a été, et est toujours, punie par Alger d'avoir participé à la révolte de 1963», nous confie un ami sur place lorsqu'il voit notre étonnement devant ces cimetières de projets enterrés, ajournés, abandonnés et sabotés. Depuis sa création en 1998, la zone franche s'embourbe dans la paralysie totale. Les investissements tardent, et l'on parle ici de «complots» pilotés par de puissants hommes d'affaires dirigés contre cet ambitieux projet. Sur les huit Zones d'extension touristiques (ZET), c'est la dèche en terme de projets. L'été 2001 a vu une impressionnante hausse de la fréquentation de vacanciers sur la côte jijelienne, l'une des plus belles d'Algérie. La concurrence des plages de Béjaïa a été sérieusement ébranlée par l'insécurité régnante en Petite Kabylie suite au pourrissement de la situation. «Mais il n'y a pas ici assez d'infrastructures et de personnels qualifiés dans le domaine du tourisme», regrette cet hôtelier du centre-ville. Pendant ce temps, la visite de Bouteflika se poursuit. Nous prenons de l'altitude. Le Président inaugure une cité de logements sociaux au quartier dit Ouled Aïssa sur les hauteurs de Jijel. Ouled Aïssa, (les fils de Jésus), doit son nom à une petite histoire dans la grande histoire de la ville portuaire. Il y a de cela quelques siècles, un bateau de ressortissants chrétiens s'échouera au large de Jijel et les rescapés se sont installés sur ces hauteurs. Fin de l'histoire. Jijel, ville punie Ouled Aïssa, c'est aussi le bidonville. Parmi la foule venue accueillir Bouteflika, il y avait ce groupe de femmes avec leur banderole: «Les habitants du bidonville de Ouled Aïssa exigent leurs droits.» Ces femmes veulent aborder Bouteflika pour lui remettre un dossier comprenant tous les documents relatifs à leur situation précaire. Un élément de la garde présidentielle s'engage devant leur insistance à remettre l'enveloppe au Président de sa propre main. La femme, qui serre dans ces mains l'enveloppe, hésite et le jeune homme jure devant Dieu qu'il tiendra sa parole. Elle finit alors par le croire et s'en remet, encore une fois, à Dieu. Le bidonville est situé juste derrière la nouvelle cité que vient d'inaugurer le Président Bouteflika. Au lieu-dit Tabzerrara, 200 baraques s'entassent créant d'effroyables conditions de vie. Les occupants de ces habitations découlent de deux vagues: celle du début des années 80 avec l'exode rural, et la seconde, avec la fuite des villageois des aires d'action des groupes armés. «On en a marre des promesses!», explosent ces femmes. En attendant... Nous avons quitté Jijel sans qu'elle ne nous quitte vraiment. Nous ne pouvons évacuer de notre mémoire ce gâchis imposé par une catastrophique gestion locale de l'aménagement. Jijel est en train de passer à côté de sa propre réputation de paradis touristique. C'est avec un petit pincement au coeur que nous prenons nos bus en direction de Skikda. Voir Skikda et... ne pas mourir Nous empruntons la route qui traverse une partie de la wilaya de Mila au sud-est de Jijel, le Nord-constantinois, et qui remonte vers Skikda. Il y a une deuxième route qui longe la côte Est de Jijel. Mais elle est évitée par les chauffeurs des deux bus des journalistes. Un confrère passe l'index sur le cou pour nous signifier le risque de prendre ce chemin. Tout au long de ces kilomètres qui traversent quatre wilayas, des étendues aussi vides qu'une nuit sans lune nous regardent avec l'indifférence du néant. L'Algérie profonde est tellement seule. Collines, montagnes, champs à l'infini, hameaux et petites bicoques au milieu de cet effroyable nulle part. «Peut-on sécuriser toutes ces régions?», se demande un journaliste dont les yeux suivent un point indéfini entre ciel et terre. Skikda. La ville est encore plus belle qu'on ne se l'imaginait. Sitôt arrivés, l'appel de ses rues et ruelles, de ses terrasses et de ses visages fins nous a précipités dans son centre-ville. «Toute l'Algérie est condensée dans cette ville», estime ce membre de la délégation officielle. Les arcades de la rue Didouche-Mourad nous renvoient à la rue Bab Azzoun d'Alger ou aux rues de Constantine. Parallèlement à cette artère, une ruelle ruisselle vers le front de mer. On croit être à la rue de Tanger de la capitale, ou même à Naples! Des escaliers nous mènent vers les hauteurs de la ville où les rues et les quartiers se laissent découvrir un à un. Il y a un peu de Guelma ici dans ces dédales, «Sétif plutôt», ajoute notre ami d'El Watan qui est content d'avoir trouvé chez un disquaire de la rue Didouche-Mourad, un album CD de Reinette l'Oranaise. Le soir tombe à profusion, la ville ne désemplit pas pour autant. Skikda est plus joyeuse, plus vivante que Jijel qui n'arrive peut-être pas à sortir de son traumatisme. Mais cette beauté bien spécifique souffre en silence. Bien que la région ait connu plusieurs réalisations, le gros du travail reste à faire. La phrase qui précède est d'un classicisme désarmant. «Coca-Cola a ouvert une usine dans la région, mais ils n'ont embauché personne de Skikda», fulmine ce taxi-clandestin qui nous ramène vers notre hôtel. Le chômage, le manque d'eau potable et le déficit en infrastructures et en structures touristiques sont les maux quotidiens de cette jolie ville. Un retour à Skikda s'impose pour approfondir ces généralités. Parole.