«Dans l'obscurité, chaque fleur ouvrait la bouche et cherchait le pis d'un nuage fécond». Je l'avoue, cet article m'a laissé longuement perplexe car il s'agit d'exhumer celui qui n'est plus connu que sous l'affectueuse appellation de «musicologue», mais dont l'oeuvre continue à bonifier dans les tiroirs de l'oubli. A l'hebdomadaire Le Chroniqueur, en 1991, j'étais ébloui de retrouver la plume de cet iconoclaste poète de la musique qui, avec mon ami Youcef Sebti, nous ont si promptement «ravis» l'espace culturel d'un journal. Ainsi, le seul réel moyen de lui faire payer une grande redevance tout à la fois artistique, littéraire et historique est, croyons-nous, d'abattre les «clôtures» surélevées autour de cet intellectuel qui a retissé le merveilleux tapis de la musique arabe, et nous a fait connaître le précieux héritage musical algérien. Issu d'une vieille et grande famille de Mascara à laquelle appartient le regretté Abdelkader Safir - doyen de la presse nationale -, Boudali est diplômé de l'Ecole de Bouzaréah, puis de l'Ecole normale supérieure de Saint-Cloud. Il sera successivement professeur de lettres au lycée de Mascara avant celui d'Orléans-ville (aujourd'hui Chlef). Ecrivain, conférencier, polémiste, érudit, il a sillonné l'Afrique du Nord pour parler d'une civilisation arabe qui a porté pendant les trois quarts d'un millénaire le flambeau des sciences et des arts. Une période de splendeurs et de luxuriance deux fois plus longue que celle des Grecs qui influença l'Occident plus directement et plus diversement que ces derniers, mais dont l'Europe a systématiquement dénigré et volé les remarquables réalisations. En effet, les études que Boudali Safir publiera sous l'égide de l'Unesco battent en brèche les théories racistes, colonialistes et ethnocentristes des Gobineau et Louis Bertrand qui tendaient, suprême insulte à l'Histoire, de démontrer l'infériorité des Arabo-berbères. C'est un aspect méconnu de cet essayiste qui fonda avec Dib, Feraoun, Camus, Rablès et Zerrouki l'école d'Alger des revues littéraires et artistiques qui restent aujourd'hui des oeuvres de référence: «Forces», «Soleil», «Simoun». Rien n'était plus captivant que de parcourir «La musique classique algérienne ou l'éternel message andalou», et où l'auteur nous transporte à Tlemcen qui recueillit dès le 13e siècle, après la chute de Cordoue, le premier don qu'elle partagera avec Oran et Nedroma, puis Alger, Béjaïa, Blida, Constantine et Annaba. En filigrane, c'est l'éclatante survivance de la musique dite andalouse dont les Algériens ont fait leur musique classique: «Un mariage heureux et éternel du classicisme antique et de la sensibilité locale, de la pensée grecque et de l'imagination arabe.» A Radio-Algérie, Boudali Safir dirigera une émission en langue arabe et berbère pour introduire les auditeurs au coeur de l'héritage musical le plus important que les Arabes aient légué à l'Occident: la musique mesurée. Ce même Occident qui en fait l'apprentissage au XIe siècle par l'entremise de chanteurs et de prisonnières d'Andalousie. La musique occidentale, apprenons-nous, héritera d'instruments arabes à cordes pincées (luth, guitare, mandole, mandoline, pandore, psantérion), d'instruments à cordes frottées (rebec), d'isntruments à vent (flûte traversière, flûte à bec, le chalumeau, la trompette et le cor) et enfin les instruments à percussion (cymbales, timbale, tambourin et tambour). Ce chercheur impénitent nous révèle également que le philosophe Al Farabi, éminent théoricien de la musique, avait inventé dans la première moitié du Xe siècle le Canun, ancêtre du piano. J'ai souvenance de cette étude de Boudali sur Zyriab qui a pourvu «le luth d'une cinquième corde» ayant composé en conséquence l'accompagnement de l'ode et «a fixé le total des mouvements essentiels de la suite musicale andalouse, qu'on dénomme nouba.» Boudali s'afflige, néanmoins, des 15 modes seulement qui subsistent en Algérie sur les 24 que comportait l'ingénieuse classification de Zyriab. Il apporte un témoignage de première main sur Félicien David, Saint Seans et Delibes qui ont essayé de recréer ce parfum d'Islam. C'est-à-dire la rencontre de deux civilisations, de deux âmes sous le signe du divin de l'Art. Le «Voyage poétique, les Ghazels de Hafis», est une autre étude qui se situe dans le prolongement de l'oeuvre de Boudali. Quand on veut parler d'un peuple de poètes, il faut parler des Arabes. Chez eux, la poésie et le chant se constituent dès l'enfance. Ils font partie du langage de l'arabe. Le vers jaillit tout naturellement des lèvres d'un paysan dans un champ que celles d'une femme cardant la laine. Benkhlouf, Hamada, Boudissa, Muhand ould Hadj n'ont-ils pas produit une poésie d'une beauté aussi envoûtante que celle d'un Saint John Perse ou d'un Rimbaud? Mélodie de la flûte solitaire berbère ou de la ghaïta du M'zab, c'est un «festin» culturel que nous offre généreusement Boudali Safir, préoccupé que nous sommes par le prêt-à-porter occidental que par le pourquoi de cet impérialisme ethnocentriste qui cause autant de «mort identitaire» et détourne les débats de l'objectif capital: l'approfondissement du patrimoine local est la meilleure voie d'accès à l'université... A noter que Boudali Safir a été l'un des principaux fondateurs ou animateurs de nombreuses sociétés musicales comme «El Mossilia», «El Fakhardjia», «El Guarnatia».