Ibn Rochd disait: «Cordoue est, dans le monde entier, la ville qui a le plus de livres.» De nos jours, nos populations semblent se désintéresser de la lecture, et donc du livre. Sans doute, i1 y a des causes à cela, et il faudra bien essayer de les déterminer et tout mettre en oeuvre pour donner ou redonner à tous l'envie de lire et à un plus grand nombre la possibilité d'acquérir des livres et de se constituer une bibliothèque. Aussi, ne manque-t-on pas d'être émerveillé en imaginant l'engouement pour les livres qu'avaient les Andalous, - ces ahl al-Andalous auxquels peut-être est-on encore attaché par quelques fibres de l'histoire de l'Espagne musulmane. Voici ce que je voudrais rapporter d'une lecture: Les Cordouans de l'époque califale aimaient les livres. Dans le seul faubourg occidental de Cordoue 170 femmes gagnaient leur vie en copiant des manuscrits. Le calife al-Hakam rassembla une bibliothèque de soixante-dix mille volumes. Les nobles imitèrent son exemple. Tous, puissants et spécialistes, rivalisaient dans d'acquisition de livres et dans la formation de bibliothèques. Fameuse fut celle de Isa ben Fatays. Il avait un florissant négoce de livres. Cordoue était à la fin du douzième siècle, selon Averroès, la cité qui possédait le plus de livres. Je voudrais ajouter cette anecdote assez illustrative, à mon sens, extraite Du Moghrib, un ouvrage d'Ibn Saïd: «Je me trouvais, dit (le bibliophile Al Hadrami) un jour à Cordoue où j'avais l'habitude d'aller fréquemment au marché aux livres pour voir si je pourrais découvrir lors d'une vente un livre dont j'aurais un pressant désir. Un jour enfin fut montré un exemplaire d'une écriture très belle et à la reliure élégante. J'éprouvai une grande joie. Je commençai à faire une offre, mais le commissaire-priseur qui s'occupait de la vente publique aux enchères ne fit que se tourner vers moi pour m'indiquer que quelqu'un proposait un prix plus élevé. Je poussai les enchères jusqu'à en arriver à une somme exorbitante, bien au-dessus de la valeur réelle du livre, même payé à un bon prix. Voyant que les enchères continuaient de monter, je demandai au commissaire-priseur de m'indiquer la personne qui en était la cause, et il me désigna un homme au port très élégant, bien vêtu, à l'aspect de notable. Je m'approchai de lui et je lui dis: «Que Dieu vous garde en sa faveur. Si le docteur a chevillé au corps la décision d'emporter ce livre, je m'arrêterai d'enchérir ; nous n'avons que trop fait relancer les enchères et elles sont montées trop haut.» Ce à quoi il me répondit: «Pardon, mais je ne suis pas Docteur, et je ne sais même pas de quoi traite le livre. Mais comme l'on doit s'accommoder des exigences de la bonne société de Cordoue, il faut se constituer une bibliothèque. Sur les rayons de ma bibliothèque, il y a un trou qui a la taille exacte de ce livre, et comme j'ai vu que la graphie est belle et la reliure jolie, j'en ai eu envie. Cela dit, je ne me suis même pas soucié du prix. Dieu a voulu que je sois pourvu de tout l'argent possible pour ces choses.» A ces mots, je m'indignai, ne pus me retenir et lui dis: «En effet, ce sont des gens comme vous qui avez de l'argent. Comme il est vrai le proverbe qui dit: «Dieu donne des noix à qui n'a pas de dents.» Moi qui connais le contenu de ce livre et qui désire l'avoir, je ne peux à cause de ma pauvreté avoir satisfaction.» Et un tel propos - n'est-ce pas? - se suffit à lui-même.