Je me suis fait étriller, lessiver, essorer! Je suis sorti rétréci du bureau de mon rédacteur en chef. Il avait pris son air le plus sérieux, essuyé ses lunettes qui accentuaient sa sévérité et m´a décoché un regard accusateur insupportable. Ce n´était guère dans ses habitudes. De coutume, il enveloppait ses pertinentes remarques dans des formules où l´euphémisme et la périphrase abondaient. Là, il n´y était pas allé avec le dos de la cuillère. Il avait vidé son sac d´un seul coup: «Je ne comprends pas comment tu as pu écrire cela. A ton âge et avec ton expérience, c´est impardonnable! Tu as osé écrire qu´il y a une absence de l´Etat dans ta cité. On ne peut pas dire cela, quelle que soit la qualité de la résidence que le destin t´as assignée. Et moi-même, je ne sais pas comment j´ai pu laisser passer cette énormité; sache mon ami (c´est la première fois qu´il m´appelle "nom ami" formule qu´il destine souvent à ceux qui ont baissé dans son estime) que l´état est partout et même là où tu ne le soupçonnes pas: il est omniprésent et omnipotent. Il est dans le logement où tu habites, dans la facture Sonelgaz que tu reçois, dans les programmes de télévision que tu ne regardes plus. Il est sur la route que tu empruntes chaque jour, il est dans les contrôles policiers qui créent des embouteillages monstrueux, dans le sachet de lait subventionné qui manque, dans les chaînes interminables de l´assurance sociale, dans le labyrinthe de l´appareil judiciaire...». J´étais resté coi. Le boss était en éruption! Il avait dû avaler ce matin-là quelques cassettes à jeun. J´ai commencé à bredouiller quelques paroles d´excuses. Je me suis assis calmement. J´ai enlevé mes lunettes et je lui ai déclaré presque sur un ton confidentiel. «Je ne pense pas qu´une chronique quotidienne puisse être prise comme un reportage. C´est un mouvement d´humeur qui enfante la chronique et non une analyse objective ou partisane. Je n´ai jamais voulu dire que l´état était totalement absent. Au contraire, c´est grâce à l´intervention de l´état, par l´intermédiaire de ses institutions, que le béton a poussé sur les terres agricoles. C´est l´Etat qui a fait goudronner la route vingt ans après la construction de la cité. C´est l´Etat qui a construit le lycée qui permet à nos enfants d´aller à l´école à deux pas de chez eux. C´est encore lui qui a fermé un dispensaire qui rendait service à beaucoup de monde. C´est encore l´Etat qui, par ses policiers, fait la chasse un jour sur deux aux taxis clandestins qui suppléent au manque de transport public dans la cité. C´est encore lui qui a inauguré une bibliothèque qui ne fonctionne pas encore. C´est lui qui, dans une indulgence exemplaire, permet aux commerçants d´occuper illégalement des trottoirs réservés à la circulation des piétons. C´est encore lui qui ferme l´oeil quand des marchands "à la sauvette" exposent leur pacotille sur ces mêmes trottoirs encombrés, comme il ferme l´oeil et le bon sur ceux qui squattent les caves et les vides sanitaires de nos cités. C´est encore lui qui, dans son infinie bonté, permet à des citoyens de greffer de nouvelles ergastules sur les murs de ces immeubles... Il faudrait une véritable encyclopédie pour énumérer les incidences de la présence de l´Etat. Et je ne parle ni du chômage ni des drogués.»