La ségrégation est une chose mal considérée car elle repose généralement sur des jugements de valeur éphémères. Elle est détestable car elle porte souvent atteinte à des gens ou à leurs proches pour des raisons purement subjectives ou par effet de mode. Elle est d´autant plus condamnable quand elle réfère à la couleur de la peau, à l´origine, à la culture ou aux croyances d´un individu ou d´un groupe d´individus. Elle est encore plus condamnable quand elle se base sur leurs opinions, leur appartenance politique. Le grand poète, écrivain, journaliste et essayiste français, Louis Aragon, fut l´une des plus grandes victimes de cette pratique qui pousse les grands génies vers la marge de la société. Le «fou d´Elsa» avait poussé dans la revue Les Lettres Françaises un immense cri de colère contre l´injure faite à Victor Hugo par les autorités françaises de la ville de Paris, en 1951, lors de la célébration de la fête «Paris a 2000 ans», une manifestation grandiose à l´échelle de la capitale des arts, des armes, des lois et des amoureux qui s´embrassent dans la rue comme sur les bancs publics. La fête connut son apogée lors de la visite de l´amiral Ridgeway, patron de l´Otan, devant lequel s´aplatirent les administrateurs de la ville. Le préfet de la ville libérée par ses habitants n´était à l´époque des faits que le propre frère du général de Gaulle. Aragon leur reprochait non seulement leur attitude servile mais encore leur mépris envers une des plus grandes figures de la littérature française: Victor Hugo. Quand les Allemands entrèrent dans Paris, ils descellèrent la statue de bronze de l´exilé de Guernesey et l´envoyèrent en Allemagne pour y être fondue. Pour faire honneur aux Américains, les autorités parisiennes installèrent à sa place une voiture «Ford». D´où le cri de colère du patriote: «Une automobile Ford, la civilisation de Detroit, de l´homme à la chaîne, de Mac Gee sur la chaise électrique, d´Einstein et de Charlie Chaplin suspects, la civilisation qui ne peut subsister que dans l´ombre affreuse d´Hiroshima, de la menace atomique, entourée d´une ceinture au napalm. Une automobile Ford à la place de Victor Hugo, voilà le symbole qu´ont trouvé ceux qui installent Eisenhower à Marly, les dispositifs dans cinquante-cinq départements français, de la guerre qui doit se poursuivre dans le "réduit breton" transformé en Corée, voilà le symbole au grand jour de cette sujétion au dollar, docilement applaudie jusque chez Molière, voilà le dieu laqué blanc de l´industrie étrangère, le Totem Atlantique qui chasse les gloires françaises au profit des stocks Marshall, la statue vernie et nickelée de ses importations; et, plus arrogant que le nazi iconoclaste, le Yankee substitue au poète la machine, au chanteur le chantage d´une loterie pour de pauvres petits aveugles qui n´en peuvent mais, à la poésie le coca-cola des combines commerciales, la publicité à l´américaine à La Légende des siècles, au Génie la voiture de série, l´auto Ford à Victor Hugo.» A travers cet exemple emblématique on peut dire que les injures faites aux grandes figures d´une nation par un simple oubli, ou par une «débaptisation» consciente et réfléchie est un symptôme d´un conflit de leurs auteurs avec leur mémoire. Il faut remarquer que des lieux, des rues, des monuments, des institutions baptisés un jour du nom de gens valeureux se voient un jour changer de nom à cause de l´effondrement des valeurs qui les ont mis sur un piédestal. Enlever le nom de Malika Gaïd d´une clinique qui fut jadis violée déjà par une administration pour être transformée en ministère de la Santé, pour y mettre ensuite le nom d´un chanteur, ne peut être interprété que comme un outrage fait à ceux qui ont donné leur vie pour que ce pays revive. Donner des numéros à des universités pour enlever le nom de ceux qui sont entrés dans l´Histoire ne peut être interprété que comme un règlement de comptes.