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La privatisation du monde
MONDIALISATION
Publié dans L'Expression le 31 - 05 - 2007

«Nous ne vivons pas sous l´emprise fatale de la mondialisation mais sous le joug d´un régime politique unique et planétaire inavoué; l´ultralibéralisme qui gère la mondialisation et l´exploite au détriment du plus grand nombre. Cette dictature sans dictateur n´aspire pas à prendre le pouvoir mais à avoir tout pouvoir sur ceux qui le détiennent (...) Nous pouvons résister à cette étrange dictature qui exclut un nombre toujours croissant d´entre nous, mais garde- c´est là le piège et surtout notre chance- des formes démocratiques.»
Viviane Forrester: Une étrange dictature. (Ed. Fayard, Paris, 1999)
Chacun sait que l´ambition secrète de la mondialisation, c´est la destruction du collectif et l´appropriation par le marché et le privé des sphères publiques et sociales. Le but étant de construire une société où l´individu sera, en définitive, privatisé. Cela commence avec les acquis naturels du domaine public et universel tel que l´eau et depuis peu, le brevetage du vivant. Margaret Thatcher "la Dame de fer", avait coutume de dire: "Je ne connais pas de citoyens, je ne connais que les consommateurs. "Parmi les indicateurs de performance, le nombre de restaurants MacDonald- signe par excellence de la malbouffe- par milliers d´habitants, est devenu un signe de bonne santé économique.
Mais au fait, comment peut-on définir en quelques phrases, la mondialisation? Ecoutons la définition qu´en fait Percy Barnevick, ancien président de la multinationale ABB: "Je définirais la mondialisation comme la liberté pour mon groupe d´investir où il veut, le temps qu´il veut, pour produire ce qu´il veut en s´approvisionnant et en vendant où il veut et en ayant à supporter le moins de contraintes possibles en matière de droit du travail et de conventions sociales. "Voilà qui est clair: Le sale boulot est dévolu à l´Etat chargé de sa fonction régalienne, celle de mater les foules pour qu´il n´y ait pas de vague et pour attirer les investisseurs et ne pas leur faire peur. Nous devons nous livrer pieds et poings liés.(1).
Les pays industrialisés ont, ainsi, lié le développement compris dans le sens de l´épanouissement de l´individu à la croissance. Le modèle est en train de montrer ses limites non parce qu´il y a un contrepoids capable d´influer sur le cours des choses pour arrêter cette machine du diable qu´est la mondialisation-laminoir selon le bon mot de Jacques Chirac, mais parce que la Terre se révolte. On commence alors à parler de l´effet de serre, de moraliser la consommation d´énergie, de mettre en place des garde-fous inefficaces. Cette révolte de la Terre parait inquiétante et nous commençons à voir les conséquences. Citons en vrac: les changements climatiques, les crises énergétiques prévisibles, la croissance démographique, l´accentuation de l´inégalité d´accès aux ressources naturelles. Sans oublier l´explosion du phénomène urbain et la désertification des campagnes.
Maximalisation du profit
A titre d´exemple, il est urgent de s´interroger sur les conséquences de cette "nouvelle donne" sur la capacité de l´agriculture dans son ensemble, à répondre - dans les meilleures conditions possibles et de manière durable -aux besoins alimentaires et non alimentaires des habitants de la planète. Doit-on continuer à favoriser le profit à outrance en détruisant les équilibres écologiques et en affamant 20% de la planète? Ces évolutions profondes justifient à l´échelle planétaire, l´élaboration d´un autre modèle économique et politique. "We feed the world", "Nous nourrissons le monde", tel est le slogan mensonger de la firme semencière transnationale Pioneer. De fait, on sait que six milliardaires possèdent des fortunes équivalentes à celles de 1,5 milliard d´habitants "Ce que nous mangeons n´a jamais été aussi bon, nous n´avons jamais été aussi riches, nous n´avons jamais été en meilleure santé, et nous n´avons jamais vécu aussi longtemps qu´actuellement. Nous avons tout ce que nous désirons". C´est par ces mots que Peter Brabeck, le P-DG de Nestlé, leader mondial de l´agroalimentaire résume la situation de l´agriculture, naturellement dans les pays développés.
Selon le rapport annuel de l´organisation pour l´alimentation et l´agriculture (FAO) en 2005, 842 millions d´hommes et de femmes souffrent de malnutrition chronique aggravée, qui les rend invalides et les prive de toute vie professionnelle. Ils n´ont plus de vie sociale, qu´ils survivent au quotidien, qu´ils sont encore dans l´humanité, mais juste statistiquement. 100.000 êtres humains meurent de faim ou de ses conséquences immédiates, chaque jour dans le monde. 1 enfant de moins de 10 ans meurt toutes les 5 secondes de cette même cause, selon le rapport annuel de l´organisation pour l´alimentation et l´agriculture. Pourtant, il est avéré que l´agriculture mondiale peut, à l´heure actuelle, nourrir dans de bonnes conditions, 12 milliards d´individus, soit près du double de la population mondiale! Jean Ziegler, rapporteur spécial auprès des Nations unies sur le Droit à l´alimentation, pense que "chaque enfant qui, aujourd´hui, meurt de faim, est, en réalité, assassiné".(2)
La faute, selon Ziegler, aux "500 multinationales qui contrôlent 52% du PIB mondial", "ne s´intéressent absolument pas au sort des pays dans lesquels elles sont implantées", "mènent une politique de maximalisation des profits et assoient leur pouvoir par la corruption des dirigeants". Avec l´absence de perspectives, par milliers, les jeunes du Sud tentent de fuir la misère en partant vers une Europe de plus en plus hostile à les accueillir. Ils pourront peut-être atteindre clandestinement cette Europe s´ils ne périssent pas sur des bateaux de fortune ou abandonnés en plein désert saharien par des passeurs véreux. L´Europe n´en est pas moins immorale en proposant quelques euros comme solde de tout compte pour des décennies de colonialisme ravageur. Une autre plaie de la croissance à tout prix est l´usage qui est fait de l´eau, symbole de vie, ressource indispensable à l´agriculture mais aussi enjeu de lutte politique et sociale car inégalement repartie à la surface du globe et qui se raréfie par endroits sous l´effet des activités humaines inconsidérées. L´agriculture intensive, encore aujourd´hui considérée par les élites dirigeantes au Nord, comme la seule réponse possible au défi alimentaire, n´est-elle pas condamnée à une impasse? La pauvreté et la faim dans le Sud sont-elles irrémédiables? Pourra-t-on continuer longtemps à "faire fi" des contraintes naturelles, à faire violence à la nature et aux hommes, au nom de la sacro-sainte compétitivité économique? Mais, aujourd´hui, les logiques productivistes ont largement pris le pas sur le bon sens. Les cultures intensives fortement exigeantes en eau, comme le maïs, se sont fortement développées en Europe. En même temps, les épisodes importants de sécheresse dus aux déficits pluviométriques se succèdent et s´amplifient. Notamment dans les pays du Sud qui souffriront encore plus du stress hydrique.
Peter Brabeck, P-DG de Nestlé, premier groupe mondial, s´interroge, très sérieusement, sur le prétendu droit de tous les hommes à bénéficier de l´eau! Il qualifie d´extrémistes, les ONG qui considèrent que chaque homme de ce monde a droit à l´eau, et se prononce, pour sa part, en faveur de la privatisation de cette dernière, en laquelle il voit une denrée alimentaire comme une autre, qui a donc une valeur marchande, un prix, et que seuls ceux qui pourront se la payer auront le droit de consommer.(2).
Par ailleurs, l´agriculture intensive, par un recours systématique aux engrais et pesticides chimiques, entraîne une pollution irrémédiable de la ressource en eau et une mise en danger irresponsable de la santé humaine. Elle encourage toutes sortes de cultures inadaptées au contexte local et destinées à l´exportation, menaçant la souveraineté alimentaire des pays du Sud et alimentant les conflits autour de l´usage de l´eau. Un autre avatar incanté consiste à faire croire que les agrocarburants sont la solution à l´effet de serre.Ces plantations seront naturellement faites dans les PVD. Il faudra alors choisir entre produire des agrocarburants pour les véhicules occidentaux ou planter pour nourrir les Africains. De plus, cette course effrénée à la consommation fait que les fruits et légumes font le tour de la planète pour atterrir dans les assiettes des citoyens occidentaux. Tout au long du processus de fabrication d´un aliment, chaque étape émet des gaz à effet de serre (culture ou élevage, transformation, emballage, conservation et transports). Selon le mode de culture des produits agricoles, l´origine géographique des produits et la quantité d´emballages, l´impact sur les émissions de gaz à effet de serre des différents produits est très différent. Le transport est devenu l´un des principaux impacts environnementaux de la consommation alimentaire. Pour une tonne d´aliments transportée sur un kilomètre, un bateau émet entre 15 et 30 grammes de CO2, un camion entre 200 et 450 grammes et un avion entre 500 et 1600 grammes. Importé par avion du Ghana, un kilo d´ananas équivaut à cinq kilos de rejets de CO2, contre 50 grammes s´il est importé par bateau.
"En Roumanie, deuxième producteur agricole européen derrière la France, le leader mondial des ventes de semences, Pioneer, impose ses OGM, ses semences à utilisation unique, et détruit, progressivement, les modes de culture traditionnels. Un représentant du groupe nous livre un témoignage étonnant, précise-t-il, en son nom propre: il annonce, en effet, l´inéluctable hégémonie future des OGM, il prédit que, demain, les enfants ne connaîtront plus le goût d´une pomme ou d´une tomate authentiques. Le goût n´est malheureusement pas un critère retenu par les multinationales de l´agroalimentaire. Le critère unique, c´est le profit et sa maximalisation".(2).
Jean Ziegler avait déjà pointé "la visée historique de cette oligarchie transcontinentale", incarnée par le P-DG de Nestlé: il s´agissait de "la privatisation du monde". En effet, nous disait-il, "pour les maîtres du monde, il ne saurait exister de "biens publics". Cette visée est contenue dans le Consensus de Washington, un ensemble d´accords informels liant les principales sociétés transcontinentales, les banques de Wall Street, la Federal Reserve, la Banque mondiale, le FMI, l´OMC. Le but de cette alliance est l´instauration d´une stateless global governance, d´un marché mondial unifié et totalement autorégulé. Leur méthode: l´élimination de l´Etat et de toute instance régulatrice.(3).
C´est à se demander où va ce monde du profit qui prend le risque d´affamer la planète, de détruire la planète au profit de quelques actionnaires sans états d´âme. L´ethnologue Claude Lévi-Strauss et le romancier Jean-Marie Gustave Le Clézio, deux sages ont toujours été fascinés par des peuples qui savaient vivre dans une "bonne entente avec la nature", en harmonie avec elle - du fait de leurs croyances: "Quand il existe des croyances en un maître des animaux qui veille jalousement sur les procédés de chasse, et dont on sait qu´il enverra des châtiments surnaturels à celui ou à ceux qui tueraient plus qu´il n´est strictement nécessaire, quand, pour cueillir la moindre plante médicinale, il est nécessaire de faire d´abord des offrandes à l´esprit de cette plante, tout cela oblige à entretenir avec la nature des rapports mesurés. Et certains peuples ont même cette croyance que le capital de vie qui est à la disposition des êtres fait une masse, et que, par conséquent, chaque fois qu´on en prend trop dans une espèce, on doit le payer aux dépens de la sienne propre..."Des peuples qui développaient, continue Lévi-Strauss, "une façon sensée pour l´homme de vivre et de se conduire, et de se considérer, non pas, comme nous l´avons fait, [...] comme les seigneurs et les maîtres de la création, mais comme une partie de cette création, que nous devons respecter, puisque ce que nous détruisons ne sera jamais remplacé, et que nous devons transmettre telle que nous l´avons reçue à nos descendants. Ça, c´est une grande leçon, et presque la plus grande leçon que l´ethnologue peut tirer de son métier." Nicolas Hulot ne dit pas autre chose quand il affirme avec son élégance coutumière: "La Terre, cette planète magnifique, est bien plus fragile qu´on ne l´imagine et la pression de l´homme, bien plus forte qu´elle ne peut le supporter. Les grands équilibres sont menacés et l´avenir de l´humanité compromis. Nous savons, mais nous refusons d´agir. Le paradoxe est insupportable. C´est aussi une occasion unique de consacrer deux nouvelles formes de solidarité: la solidarité avec l´ensemble des êtres vivants et la solidarité avec les générations futures. Faisons jaillir ce nouveau monde, respectueux du vivant sous toutes ses formes, et que chacun devienne l´avocat de la vie. Notre avenir est entre nos mains, il faut réagir, et vite. Le développement durable est bel et bien une révolution culturelle qui devrait nous conduire à changer de comportement, produire et consommer différemment, afin d´assumer pleinement nos responsabilités. La nature et l´humanité ont besoin de chacun de nous, là où il est. Relever le Défi pour la Terre, c´est se mobiliser au quotidien. Ce que nous mangeons, les moyens de transport que nous utilisons, la façon dont nous nous chauffons...; voilà autant d´actions qui nous lient à notre environnement. Aucune action individuelle n´est dérisoire. Chaque geste compte. Ouvrons le chemin, soyons citoyens de la Terre".(4).
Prophètes et satrapes
En lançant les pays en développement sur des fausses pistes sur la nécessité de singer l´Occident en passant par les mêmes travers, en suscitant en leur sein, des interrogations identitaires, les pays du Nord sont assurés d´un assujettissement des pays du Sud ad vitam eternam. S´agissant de l´Algérie qui peine à se redéployer, elle a eu à son chevet beaucoup de prophètes et beaucoup de satrapes. Au moment où les pays du Nord tentent de trouver des solutions aux défis du futur, en Algérie, on s´installe confortablement dans les temps morts. Dans notre pays, les responsables ne rendent pas compte de leurs actions, notamment au niveau du gouvernement. Il n´est pas étonnant, de ce fait, de constater une absence de vision d´ensemble de l´avenir. Nous allons vers un chaos climatique écologique, alimentaire, hydrique et énergétique et aucun des partis politiques ne semble concerné. Nous nous contentons de gérer la rente sans imagination. Les vrais combats qui doivent préoccuper l´avenir des Algériens ne sont même pas appréhendés. Les hommes politiques bardés de certitude et pour certains de mépris et de suffisance pour les citoyens, ont le beau rôle du fait que personne ne peut leur apporter la contradiction sur un plateau télévisé, sur les vrais enjeux qui doivent les animer en dehors des slogans creux, d´une autre époque et qu´ils ont colportés avec eux comme un viatique à toute épreuve en traversant le millénaire. Nos gouvernants seraient bien inspirés de prendre à leur compte cette citation historique de Dag Hammarskjöld, secrétaire général des Nations unies: "Il se peut que les générations futures disent que nous n´avons jamais atteint les objectifs que nous nous étions fixés. Puissent-ils ne jamais dire, à juste titre, que nous avons échoué par manque de foi ou par la volonté de préserver nos intérêts particuliers."(5).
1.C.E.Chitour: La mondialisation: l´espérance ou le chaos? Editions Anep 2002.
2.Tai Ké Elée: Faim dans le monde: une insurrection morale est-elle encore possible? Agoravox: le 15 mai 2007.
3.Jean Ziegler: Le Courrier du 24 octobre 2002.
4.Nicolas Hulot, Président de la Fondation Nicolas Hulot pour la Nature et l´Homme.
5.L´Observateur de l´OCDE, No. 249, mai 2005.


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