Un bon ami me faisait remarquer hier que le sociologue n´est pas arrivé à la même conclusion que celle que j´ai développée hier: la sociologie n´étant pas une science exacte, elle ne donne qu´une explication plausible d´une situation de l´instant présent. Elle ne remonte pas à l´origine d´un phénomène: c´est à l´historien de dénouer les fils et de mettre en évidence les profondes motivations des hommes. Et c´est en général, en dernière analyse, l´économie qui est le moteur de l´histoire. Et c´est en reconsidérant la petite place publique où se font face, témoins muets d´une époque révolue, le frêne tutélaire, la pierre salique et le marabout médiateur de la paix, que l´on peut comprendre les légers changements topographiques qui ont eu lieu depuis la fameuse élection du premier caïd d´obédience coloniale. A gauche du frêne, il y a toujours une espèce de terrain vague qui nous a servi longtemps de terrain de jeu quand nous étions enfants et qui sert actuellement de parking: c´était jadis le premier cimetière. Les tombes, qui bordent la piste qui va longer la nouvelle nécropole avant de descendre vers le quartier humide, laissent entrevoir par endroits, des trous béants qui ont toujours intrigué nos esprits d´enfants. Les adultes, eux, passent indifférents, oublieux des premiers habitants, peut-être de leurs propres ancêtres. Il faut dire que le culte du souvenir des morts ne doit pas dater de très longtemps. Avant l´introduction de l´école moderne dans le village, une seule tombe comportait une inscription en arabe: elle était située dans la nécropole qui entoure la mosquée turque et elle devait appartenir à un marabout qui a habité dans une grande ville. Toutes les autres tombes, serrées les unes contre les autres au point qu´il était difficile de circuler entre elles sans piétiner le petit tertre entouré de pierres, étaient anonymes et chaque famille avait son propre carré. Les morts étaient enterrés là où leurs parents ont été inhumés et les poussières d´os s´ajoutent aux autres poussières d´os. Quand il y avait un doute sur l´appartenance d´une tombe, on appelait un vénérable vieillard qui essayait aussitôt de rassembler ses souvenirs. Cela finissait souvent par une confrontation d´avis et un déballage d´évènements lointains qui ne concernent plus ceux qui étaient venus préparer l´ultime demeure au récent trépassé. Au début du siècle passé, les gens ne vivaient pas très longtemps: le manque d´hygiène, les maladies infectieuses, l´absence d´une couverture médicale et la malnutrition emportaient souvent les moins résistants. C´est la raison pour laquelle les vieillards étaient respectés. Ils étaient la mémoire vivante du village. La fréquence des décès avait aussi rendu les villageois moins farouches à l´idée de la mort. Ils avaient apprivoisé cette issue fatale et, la foi aidant, ils étaient enclins à prendre, sans appréhension aucune, ce chemin qui va vers le cimetière. Cette proximité de la mort faisait du trépas une chose très banale: un vieil homme qui tombe malade traîne encore quelque temps sa carcasse pour l´exposer au soleil à la djemâa. Il s´appuie sur une canne et, ramassant ses dernières forces, vient profiter du spectacle joyeux des gens qui viennent et qui vont. Puis, un jour, l´information tombe comme une nouvelle qu´on attendait: un tel est mort! Cela n´étonne personne et les chefs de famille annulent leurs rendez-vous pour être tous présents au moment de la mise en terre. Chacun ressent comme un devoir de marquer sa présence afin que la politesse lui soit rendue quand viendra son tour. On oublie les vieilles rancoeurs et les condoléances présentées, tout le monde se sépare après avoir évoqué les souvenirs relatifs au défunt. Et tout le monde reprend le trajet inverse du chemin qui n´est jamais désert.