Il est bien entendu que même dans les sociétés les plus conservatrices, il y a toujours une certaine évolution conséquente à des facteurs extérieurs. Il en est de même pour la djemaâ qui, au fil des décennies, se transforma petit à petit en un lieu de retraite où les personnes âgées pouvaient se retrouver pour regarder le temps qui passe à la cadence molle des évènements qui rythment la vie du village. Mon grand-père paternel n´aimait fréquenter ni la mosquée ni la djemaâ: il n´était à l´aise que dans son petit atelier ou aux champs. Au fur et à mesure qu´il avançait en âge, il avait développé une certaine misanthropie et une réelle agoraphobie. Dès qu´il cessa tout travail, après avoir passé le témoin à ses plus jeunes fils, il disparaissait toute la journée et ne rentrait à la maison que pour manger ou dormir: il passait sa journée à faire le tour de ses champs et à la fin de sa vie, il passait carrément tout son temps dans un marabout bien situé: la petite maison aux tuiles rouges recevait la première les rayons du soleil qui perçaient les lointains pics du Djurdjura et elle dominait aussi bien le village noyé dans l´humidité matinale que la plaine aux vallonnements multiples. Quant à mon grand-père maternel, il estimait que c´était une perte de temps que d´aller écouter les commérages de ces vieux qui passaient leur temps à radoter et qu´il était plus utile d´aller gratter la terre. Il faut dire que le rôle de la djemâa avait bien changé. Elle était devenue le lieu géométrique de tout ce qui pouvait se raconter au village. J´avais commencé à la fréquenter vers l´âge de dix ans quand il était devenu dangereux de s´aventurer en dehors des limites du village: pendant la guerre. Quand, lassé des jeux dont raffolait l´enfance turbulente, je m´asseyais à une distance respectueuse de ces vieux qui échangeaient leurs avis ou revivaient leurs expériences respectives. C´étaient des conversations documentaires pour les jeunes qui n´avaient pas encore commencé à voyager. On pouvait à loisir écouter les multiples aventures de ces travailleurs émigrés en France ou dans une autre région du pays. Cela renseignait sur les multiples pièges que recèle la grande ville et sur la beauté factice de la vie qu´on y mène là-bas. Evidemment, on ne nomme généralement pas les gens qui y ont connu des mésaventures mais certaines allusions désignaient clairement les victimes des mirages. On donnait en exemple vivant ce pauvre ermite qui avait construit une cabane à la lisière du cimetière. Cette hutte, qui ressemblait plus à un trou qu´à autre chose, laissait échapper de temps en temps un filet de fumée et on y voyait surgir quelquefois un diable d´homme vêtu d´un vieux manteau noirci par la fumée et d´un vieux béret tout aussi crasseux. Même sa face, toujours imberbe, semblait être recouverte d´une fine couche de fumée. Il s´encombrait toujours de deux couffins quand il quittait sa hutte pour se rendre au café. En cours de route, il se baissait de temps en temps pour ramasser les mégots. Malgré cela, il gardait une certaine dignité et ne mendiait jamais. Il s´entretenait quelquefois avec des vieux commerçants du village qui le respectaient et qui devaient aussi l´aider de temps à autre. On racontait que jadis, il avait été un riche commerçant qui menait une vie très aisée. Puis, un beau jour, sans que l´on sache pourquoi, il avait tout envoyé promener pour vivre sa vie de clochard à côté du cimetière: il avait eu sans doute une déception sentimentale ou alors il avait estimé que tous les efforts qu´il faisait étaient d´une vanité décourageante. D´ailleurs, il n´avait jamais été classé ni parmi les fous ni parmi les ivrognes qui étaient fort nombreux. On était allé jusqu´à oublier le nom de la famille à laquelle il avait jadis appartenu: on l´appelait toujours par un surnom qui lui collait à la peau comme le noir de suie.