Il ne reste plus grand-chose de la Kabylie décrite par Mouloud Feraoun dans son livre Jours de Kabylie qui vient de faire l'objet d'une réédition pour la énième fois par les éditions étatiques ENAG. Dans cet ouvrage illustré, le lecteur peut voyager sans se lasser dans les méandres d'une Kabylie où la dureté de l'existence n'enlève rien au charme de l'existence. Qui mieux que Mouloud Feraoun peut raconter son territoire avec une telle simplicité et un tel talent? Ce n'est sans doute pas un hasard si ce livre, qui n'est ni un roman ni un essai, est encore présent et bien présenté dans les plus grandes librairies françaises. Le village kabyle, la djemaâ, timechret, les bergères, l'instituteur, la fontaine et le marché sont, entre autres, les sujets mythiques sur lesquels l'écrivain s'attarde. Lorsqu'il décrit son village, Mouloud Feraoun en parle comme s'il s'agissait d'une autre personne: «Il sait bien que j'ai voyagé et vécu longtemps ailleurs, mais il s'est habitué à mes retours.» Dans ce premier texte parmi les onze que comprend le livre, Mouloud Feraoun montre à sa manière l'attachement presque charnel qui existe entre lui et son village. En évoquant son village, Mouloud Feraoun ne tombe guère dans la complaisance. Il exprime son amour mais sans maquiller la vérité. Son village n'est pas un paradis. Il le sait et il le clame. Mais ce qui les relie est plus profond: «Ceux qui reviennent et en disent du mal le font un peu par dépit. Ils lui en veulent d'être si laid et, sans doute les comprend-il puisqu'à leurs yeux, il se fait plus laid lorsqu'ils reviennent de loin, après une longue absence, la tête encore toute farcie de belles images.» Mais le fait d'être laid ne diminue en rien l'attachement. La preuve, confirme le romancier, dans le fond ils l'aiment bien, quoi qu'ils disent, ils finissent toujours par le voir tel qu'il est et par lui trouver des charmes, mais à partir de ce moment, ils s'identifient à lui. C'est au lien intérieur que veut aboutir Feraoun dans ce livre. Ce lien qui ressemble à l'amour d'une femme que rien ne peut ébranler. Plus peut-être, puisque ce village est le témoin oculaire de notre enfance et de nos premiers pas qui sont décisifs pour notre destin et dans la formation de notre personnalité future. «Spectateur immuable du va-et-vient continuel de ses enfants qui émigrent, notre village nargue les prétentions impatientes et fatigue les longues espérances, il reste égal à lui-même», écrit Mouloud Feraoun. L'écrivain fait même parler le village, en s'adressant au villageois qui revient de loin, de contrées plus civilisées. Il lui dit de ne pas oublier ses origines naturelles. Le village reste donc ce lieu de départ et de retour incontournable. Ce berceau qu'on essaie de fuir mais qui reste gravé dans notre mémoire jusqu'au jour fatidique du retour. Mouloud Feraoun ne pouvait pas écrire ce qu'il a écrit s'il ne l'avait pas senti lui-même dans les moments où il était obligé de quitter son village pour des obligation professionnelles. Et même les phrases imaginaires, que déverse le village, semblent toutes adressées à l'écrivain instituteur: «Ne fais pas le faraud mon petit avec ton costume et ta valise. N'oublie pas que ce costume perdra bientôt ses plis. Je m'en charge. Il sera taché d'huile, couvert de poussières invisibles qui lui enlèveront son éclat. J'y mettrai des mites, moi. Et un jour qui n'est pas lointain, tu le sortiras pour le porter au champ quand tu iras défricher. Et alors tu vois ce qui l'attend!» Le village, contrairement à ses habitants, est sincère. Il ne cache pas ses défauts et n'oublie pas d'où il est venu. Le village n'a pas honte d'être sale ni d'être doté de ruelles étroites. Le village n'a pas besoin de se cacher et il rappelle à ses enfants qu'ils les a vus tout petits et bien contents d'y barboter «comme des canetons malpropres». Pour illustrer l'incapacité du Kabyle à s'adapter entièrement à la vie d'ailleurs, Mouloud Feraoun se fait sévère en empruntant sa voix au village: «Là, c'est votre djemaâ. Bien entendu, elle vous semble grotesque et vaine. Ce n'est pas la place de l'Etoile! Savez-vous comment je vous imagine place de l'Etoile? A peu près comme vous voyez ce petit chat craintif quand il traverse votre djemaâ remplie de garnements.» L'ingratitude de l'homme ressort aussi dans ce texte quand le village fait ce reproche: «Votre gourbi est trop petit? Vous oubliez qu'il est à vous, plein de toutes les présences passées, plein de votre nom, de vos anciens espoirs, témoins de vos rêves naïfs, de votre bêtise de vos souffrances. Soyez modestes, voyons! Vous serez très bien ici, vous verrez, c'est moi qui vous le dis...» Mouloud Feraoun fait la transition avec la djemaâ. Cet endroit qui appartient aux hommes, à tous les hommes. Ce deuxième texte est très intéressant dans la mesure où il complète le premier en abordant, cette fois-ci, les relations sociales à l'intérieur du village. Dans ce chapitre, l'auteur décrit les personnages qui revêtent une certaine importance à l'intérieur du village, comme l'amin et l'usurier. L'une des traditions les plus courantes en Kabylie est aussi au centre de cet ouvrage. Il s'agit de timechret, cette fête sociale où l'homme se débarrasse de son égoïsme pour passer au partage de plusieurs choses. La viande, qui était le symbole de l'aisance est au centre de timechret. Le jour de cette fête, même les plus démunis ont droit à leur part. Ce texte ne se limite toutefois pas à la dimension foklorique de cette festivité. La dimension spirituelle, voire philosophique de timechret est mise en valeur par l'auteur. Car vivre comme un riche un jour ne fait pas oublier la pauvreté du reste de l'année: «En attendant, nos veuves et nos "mesquines" pourraient se serrer la ceinture et rappeler à leurs petits-enfants l'heureux temps où périodiquement se distribuait au village la viande des "sadakas", une viande gratuite ou presque, qui se mangeait en un soir pareil au soir de l'Aïd.»