Je comprends pourquoi les gens de Djema�- Sahardij sont si fiers de leur village. Il y a comme �a des cit�s, grandes ou petites, qui vous fa�onnent une �me, vous poursuivent l� o� vous allez et vous emp�chent de vous attacher � d'autres lieux, fussent-ils les plus renomm�s de la plan�te. Alors que certains, venant de coins sans histoire, sans r�putation et sans ce souffle de vie qui fait lever les fleurs dans les champs et chanter les oiseaux sur les arbres, oublient tr�s vite leurs origines, les gens de Djema�- Saharidj vous rappelleront, � chaque instant et o� qu'ils se trouvent, qu'ils sont issus de ce bastion historique, appel� aussi �la Rose de Kabylie�. Oui, l'histoire est ici pr�sente dans chaque pierre, sous les ruines des vieilles b�tisses, dans l'eau pure des ruisseaux, dans les ruelles �troites parcourues par les rayons d'un soleil qui ne meurt jamais parce qu'il oublie de se coucher dans le cœur des hommes. Et cela dure depuis la lointaine Antiquit�. S'il n'est aujourd'hui que l'un des 25 villages de cette extraordinaire toile d'araign�e que constitue la commune de Mekla, Djema�-Saharidj reste le phare qui a illumin� l'histoire de toute la r�gion. Connue sous le nom de Bida Municipium sous la colonisation romaine, la cit� a continu� de briller tout au long des si�cles qui suivirent, comme l'attestent les vestiges, monnaies et documents arch�ologiques divers rassembl�s par les chercheurs. Quelques ruines, mal prot�g�es et en proie � la d�vastation du temps et de l'oubli, t�moignent encore de ce pass� prestigieux qui a fait de Djema�-Saharidj le cœur vivant de la Kabylie r�sistante, � une �poque o� les occupations et les guerres transformaient tout sur leur passage. Et malgr� les changements de nom (Bida, Syda, Bidil Municipium), les A�t Ifraouc�ne n'ont jamais brad� leur identit�. Et s'ils ont, � un moment, pactis� avec les Turcs, sous l'influence d'un sage qui �difia d'ailleurs la fameuse mosqu�e locale (Yah'ya Aga), ils n'accept�rent jamais l'occupation turque. L'arm�e des beys, qui dut livrer d'�pres batailles dans les montagnes de Kabylie, en connaissait un bout. Mais les guerres, les invasions, la famine et la peste oblig�rent souvent les populations locales � s'exiler. Cette tendance � chercher le pain ou la s�curit� ailleurs continuera � marquer la cit�, m�me en temps de paix et de relative abondance. Ainsi, Djema�-Saharidj figure dans le lot de t�te des villages kabyles � forte �migration. D'ailleurs, ma rencontre avec cette magnifique r�gion, je la dois � un ancien �migr�, le d�funt Salah �La Fl�che�, appel� ainsi parce qu'il poss�dait le restaurant �La Fl�che d'Or� situ� rue Arago, tout pr�s du journal El Moudjahid. C'�tait notre point de chute quotidien, lorsque, apr�s avoir pein� pour remplir quelques feuilles � la r�daction nationale, nous nous pr�cipitions vers cet havre de paix pour papoter ensemble sur les sujets d'actualit� ou pr�parer la prochaine r�union du conseil syndical ou de la commission paritaire. Tard dans la soir�e, et apr�s la pr�sentation de leur pi�ce au Th��tre national, tout proche, nous rejoignait une pl�iade d'artistes pour des d�bats tr�s anim�s. Parfois, emport�s par l'ambiance, nous chantions en chœur �C'est un m�chant p'tit gars/Qui fait du d�g�t/Sit�t qu'il s'explique� sous la direction du maestro Boualem �Dmagh El Baloun�… Ah, temps b�nis de la jeunesse, si vous pouviez revenir ! C'�tait cela, �La Fl�che d'or�, une petite tranche de Djema�-Saharidj, implant�e en plein cœur de la Capitale. Le jour o� Salah nous fit l'honneur de nous inviter � Djema�, moi et quelques confr�res, nous r�pond�mes spontan�ment �oui� et l'objet de la mission fut aussit�t invent� de toutes pi�ces. Entass�s dans la Fiat polonaise, nous travers�mes les paysages verdoyants de la Basse Kabylie et, � quelques kilom�tres de Tizi- Ouzou, abandonnant la belle route de Fr�ha et Tigzirt, nous abord�mes les premi�res collines enserr�es par les montagnes de Fiouen et Ighil. Le village n'est pas loin, mais comme il est situ� apr�s sept autres localit�s, nous f�mes insupportables avec nos questions r�p�t�es : �Alors, c'est celui-l� ?�… Salah r�pondait machinalement : �Non, pas encore !�. Mahsser, Madhel, Tadhekart, Lejnane… Non, ce n'est pas fini ! Hlawa… Encore ? Oui : Amizeb, El Hara… En fait, il suffisait de patienter et d'attendre que le long fleuve de b�ton s'arr�te pour qu'apparaisse, enfin, le vrai, le beau Djema�-Saharidj. La maison de Salah tr�nait au milieu d'une placette ceintur�e de ruelles qui s'engouffraient dans les profondeurs myst�rieuses de la cit�. Avec son costume blanc et ses grosses lunettes noires, Salah ressemblait � un parrain d�barqu� dans son village natal de Sicile. Tout le monde le connaissait et tout le monde le saluait. Il nous pr�sentait nos h�tes : des cousins, des oncles, des neveux ; toute la tribu, quoi ! Une tribu soud�e, solidaire, respectueuse de la hi�rarchie. Des ouvriers achevaient les travaux de la future boulangerie, situ�e au rez-dechauss�e de la grande demeure blanche o� un grand couscous nous attendait. Quand je parle de grand couscous kabyle, il faut pr�ciser qu'il s'agit d'une gigantesque �zerda� qui regroupe des dizaines d'invit�s et de parents, avec une place privil�gi�e pour les pauvres et les sans revenus. Toute ma vie, je me souviendrai de ce couscous royal qui avait la m�me saveur que cet autre plat, servi dans un douar oubli� de la r�gion de Sebdou. Autour de la grande meida, les gestes, les sourires, les paroles de bienvenue refl�taient les m�mes sentiments. Ici, on n'a pas besoin de grands mots pour vous dire : �Vous �tes vraiment chez vous!�. L'hospitalit�, nue et chaleureuse, n'a pas les habits du protocole sophistiqu�, ni les accoutrements des mani�res bourgeoises r�pertori�es dans les manuels du savoir-vivre import�. Vous la sentez comme le vent revigorant sur les terres d'Azaghar, quand le coquelicot tache les pr�s de ce rouge unique dont il a le secret. Vous la sentez dans le parfum des roses, cultiv�es avec art par les vieilles dames, m�nag�res artistes dont le regard, aussi bleu que le ciel, scrute la plaine, dans l'attente de ce fils ch�ri qui leur manque tant ! Vous la sentez dans le regard oblique de la montagne kabyle, haute et sereine, qui regarde impassiblement la vall�e o� les arm�es vont et viennent depuis la nuit des temps. Agitation st�rile, car la montagne ne s'est jamais rendue. Elle a juste souri face � la st�rile absurdit� des conqu�tes. Vous la sentez dans l'odeur de la galette, simple et belle, mais toujours succulente, que les mains de la maman, de l'�pouse ou de la sœur ont p�trie avec amour. Ici, c'est la terre des hommes, avec les vrais sentiments des hommes de la terre. La nuit. Les invit�s �taient partis depuis longtemps. Alors que mes amis s'oubliaient dans une longue partie de belote qui leur arrachait des fous rires tapageurs, Salah, qui venait de quitter son beau costume pour un burnous tout aussi blanc, m'invita � partager un verre avec lui, dans un coin du grand salon �clair� par la pleine lune. Il semblait heureux. �Tu sais, j'�prouve un bonheur immense � rassembler les gens autour de moi. Tous ceux que tu as vus sont des parents, proches ou lointains, qui attendent toujours un petit geste de ma part. Que veux-tu, c'est la vie ! Eux n'ont rien et moi j'ai beaucoup ! Bof, ce n'est pas la grande fortune, mais ce que je poss�de, je dois le partager ; sinon, la vie n'a pas de sens… C'est comme �a chez nous…� Puis, apr�s un long silence : �Mon r�ve, c'est d'offrir � Djema�-Saharidj quelque chose qui restera apr�s moi. J'y pense et j'y travaille. Un projet qui all�gera un petit peu les souffrances de quelques-uns. Un orphelinat, une maison de vieilliards, un projet humanitaire…� Aujourd'hui que je pense � cette magnifique nuit pass�e � mi-chemin de la plaine du Sebaou et des altitudes de A�n-El- Hammam, quelque chose me dit que, l�-haut o� il repose pour l'�ternit�, Salah doit �tre bien heureux de voir que les enfants de Djema�-Saharidj continuent de porter haut le flambeau de l'identit� et de la solidarit�. O� qu'ils se trouvent. M�me dans le lointain Qu�bec o� le po�te originaire de ces monts imprenables prolonge le r�ve : An ruhad arruah u zerzur I qad maghid ughamac Nufad mid neguer lebhur Agris adfal yess tawhac M. F. P.S. : A Benchicou, je d�die ces vers en l'assurant du soutien de tous les braves d'Alg�rie. D�j� cinq mois et quelques poussi�res… Il ne reste pas beaucoup… Dans quelques secondes, tu seras libre… Demande � Mandela… Il te le dira…