«Vous pouvez arracher l´homme du pays, mais vous ne pouvez pas arracher le pays du coeur de l´homme.» John Dos Passos Le 19 mars est-il une date anodine comme nous l´ont fait croire certains pendant un demi-siècle ou une date importante, un tournant dans l´histoire si brève et si triste de ce pays? «Cela dépend de quel côté de la frontière on se trouvait à ce moment-là!», me disait mon ami El-Hachemi, en souriant malicieusement. En tout cas, si ce n´est pas le jour même, cela devait être la période fertile où des cerveaux se sont mis à fonctionner comme des centrales nucléaires en rupture de ban pour nous concocter les divers scénarios qui nous ont fait prendre les vessies pour des lanternes. En tout cas, il n´est nul besoin de se tordre le cou pour regarder en arrière afin d´évaluer le chemin parcouru et se frapper le front comme ce Syracusain qui est sorti précipitamment de son bain, et crier: «Que de temps perdu!» Le temps, les énergies, les richesses, les cerveaux: aucun comptable fût-il ancien fonctionnaire de la Banque mondiale, grand «rééchelonneur» d´anciens moudjahidine et «reclasseur» de martyrs ne pourra faire le bilan définitif et catastrophique d´un demi-siècle de gestion à la petite semaine. Les émeutes qui éclatent ici et là tous les jours, tant au Sud qu´au Nord, tant à l´Est qu´à l´Ouest pour s´apercevoir que toutes les recettes proposées jusqu´ici par les différents professeurs Frankenstein, n´ont résolu aucun problème: au contraire, ils ont approfondi le fossé entre «le seul héros» et ceux qui sont goulument abouchés à la rente pétrolière. Il est d´ailleurs, éloquent que ce soient des survivants de l´inachevé Congrès de Tripoli (des octogénaires!) qui se soient manifestés sur la place publique pour conseiller des solutions déjà proposées par certains en 1963. Deux générations d´Algériens auront été inutilement broyées pour satisfaire les ambitions de ceux qui avaient découvert le fil à couper le beurre pour le mettre dans leurs épinards. Comment en est-on arrivé là? C´est ce que ne cessent de se répéter ceux qui s´arrachent ce qui leur reste de cheveux sur le crâne dégarni et blanchi, quand tous les voyants de tous les secteurs d´activité clignotent au rouge. Il suffit de se rappeler que des armes toutes neuves, à peine sorties de leurs caisses, ont été retournées contre ceux qui avaient survécu aux différentes opérations meurtrières menées par une phalange de l´Otan pour apposer des bâillons sur des bouches qui n´avaient plus que la force de crier «Sebâa snin, barakat!». L´insularisation et l´asservissement de tout un peuple pouvaient commencer: parti unique, syndicat unique, sens unique, tous les paravents idéaux pour ceux qui vont penser, réfléchir et agir en place et lieu de tout un peuple relégué au statut de mineur à vie. Caporalisation de toutes les institutions, imposition d´une Constitution concoctée par les moukhabarate d´un pays «frère», bannissement, incarcération ou assassinat de patriotes, recherche d´identité dévoyée vont conduire à la plus grande falsification de l´histoire de ce pays, essai qui sera vite transformé en gigantesque hold-up par les spécialistes du détournement et du marché de gré à gré. Il serait inutile et superflu de faire l´inventaire des problèmes de tous les domaines où la corruption, la gabegie ou l´anachronisme ont fait leur petit nid douillet: l´agriculture, l´industrie, les mines, la pêche, la santé, la justice, l´éducation, la communication, les transports, une Télévision unique qui date de l´époque de la Pravda, la presse muselée par un carcan publicitaire et une pénalisation d´un autre âge, l´Université secouée par d´incessants soubresauts, les boat-people de naufragés volontaires... Tous les spectateurs de cette inhumaine comédie crient: «Remboursez!». Qu´on peut traduire par «Khamsin sna, barakat!». Il suffirait de donner le micro au père de Massinissa Guermah ou à Mohamed Gharbi!