L ́Algérie contemporaine est riche de ses savants et philosophes qui ont travaillé dans le domaine du fait civilisationnel; dans la diversité de leurs parcours et approches, leurs éclairages sont bénéfiques pour relever les défis de notre temps. L ́un d ́eux, qui nous a quittés il y a tout juste un an, le professeur Mohammed Arkoun, était un savant soucieux d ́indépendance. Il ne laissait pas indifférent, penseur controversé, il a fait avancer l ́histoire de la connaissance contemporaine en islamologie. Toute sa vie d ́intellectuel, en solitaire, il se voulait critique. Pour être à la hauteur de cette exigence, nous devons exercer notre vision critique constructive vis-à-vis de son héritage, ce qu ́il a légué dans le champ de la recherche. Audace intellectuelle A juste titre, il critiquait l ́apologie et l ́extrémisme. Dès les années 1960, Arkoun considérait que la civilisation musulmane était un phare incontournable. Il était initialement habité par deux dimensions, celles du réformisme et du nationalisme. Les jeunes chercheurs devraient examiner comment sa pensée a évolué. Sa recherche dans la situation de l ́exil, prise à la fois dans les sciences humaines et sociales et confrontée aux dures contradictions politiques de l ́Europe et du Monde arabe, s ́arc-bouta dans la critique des deux rives, pour tenter de mettre en place ce qu ́il appelait une «islamologie appliquée». Il faisait preuve d ́audace intellectuelle. Ses constats, ses intentions et objectifs s ́affrontaient aux approches des autres. Il déplorait que «le monde occidental traite par le mépris l ́événement historique qu ́a constitué l ́irruption de la parole coranique, devenue texte, comme il aimait définir ce qu ́on appelle le plus souvent la «révélation coranique». Il regrettait que «les savants religieux juifs et les théologiens chrétiens ne considèrent pas qu ́il y a là quelque chose de pertinent pour leur propre pensée». Pour Arkoun, de rationalité, de distance et de recul, hanté par le souci de l ́autonomie, la libre appropriation d ́un héritage passait par sa déconstruction. Il cherchait à déplacer la conception traditionnelle du sacré. Il n ́acceptait pas le rapport, selon lui «subjectif», de certains musulmans traditionnels face au Coran et à la Tradition. Il se voulait le chantre de la subversion rationnelle qui remet en cause le conformisme, l ́«ânonnement», disait-il, de vérités préétablies dont on n ́a pas questionné la pertinence. Arkoun prétendait que pour progresser il faut «transgresser, déplacer, dépasser». Il cherchait à reconstituer le processus par lequel, selon lui, le fait religieux est passé d ́une parole vivante, révélée dans un contexte humain et un temps spécifique, à ce qu ́il appelait brutalement un «corpus officiel clos». Il expliquait qu ́il voulait comprendre comment on est passé de la récitation et du débat, à un texte que l ́on fige. Arkoun est entré dans une dialectique, dans le prisme rationaliste, en se disant comment ce que l ́on entendait est devenu ce que l ́on lit, ce que l ́on voit? Il est scientifiquement légitime de vouloir remonter le temps et de chercher à «déconstruire» le phénomène religieux, et tenter de montrer comment celui-ci s ́est construit dans la réalité historique. En effet, pour comprendre comment fonctionne une machine, il n ́est rien de plus efficace que de la démonter. Seulement, le rapport au mystère ce n ́est pas comme une machine. Déconstruire des édifices théologiques et dogmatiques est nécessaire, cependant, les voies pour le faire doivent tenir compte, comme disait Berque, du caractère vénérable du Texte et permettre le dévoilement, faciliter la compréhension. Raison islamique Arkoun plaidait avec force et clarté pour l ́identification systématique et la destruction des préjugés qui ont cours de part et d ́autre. Selon lui, l ́Occident n ́est pas plus l ́incarnation du démon matérialiste, immoral et athée, et l ́Islam n ́est pas réductible au fondamentalisme, ni incompatible avec la démocratie et la modernité. Il a été parfois influencé, durant les années du structuralisme, par la vision de l ́historicisme et des sciences humaines et sociales en crise. Il faisait l ́effort gigantesque de rechercher une «raison islamique». Le professeur Mohammed Arkoun avait raison de vouloir rechercher le progrès rationnel. Algérien, spécialiste de l ́histoire de la pensée musulmane, figure de proue d ́un courant, controversé, celui du rationalisme historiciste, il était traversé par la «nostalgérie», notion créée par Derrida. Il se situait au départ dans la branche critique du réformisme musulman rêvant pour l ́Algérie d ́une nouvelle Andalousie. Prônant ensuite le modernisme et l ́humanisme islamiques, il a développé une pensée de la modernité et a donc plaidé pour une culture repensée, dans les conditions problématiques du monde actuel. Il cherchait à rapprocher les cultures et les mondes. Son souci était en conséquence, la modernisation de la tradition et la réforme des systèmes de pensée. Ce qui pose le problème de la remise en cause de postulats. Le langage, les notions, les outils utilisés et le contexte dans lequel il opérait, ont parfois brouillé son oeuvre, son intention et son message. Il était porteur d ́un sens de l ́engagement scientifique sans faille, pour tenter de relancer les études islamiques et arabes et ses travaux nombreux. Il se voulait à la fois généreux et subversif. J ́ai eu l ́occasion de dialoguer avec lui sur les sujets philosophiques liés à la civilisation musulmane. Notre souci commun était de rationnaliser les approches et d ́éveiller les consciences pour le renouveau. Par-delà le fond éthique, des nuances complémentaires étaient perceptibles dans nos approches respectives. Il mettait surtout l ́accent sur les outils des sciences humaines et sociales, comme l ́anthropologie appliquée, conçus en Occident, pour, disait-il objectivement, déconstruire les faits religieux. Je lui précisais que je m ́attache surtout à l ́articulation entre authenticité et progrès. Il considérait que cela est légitime. Chacun à sa manière et à partir de nos convictions propres, avait le souci de mettre en valeur l ́humanisme musulman et d ́humaniser les rapports entre les mondes. Pensée critique et indépendante Ce maître en histoire de l ́islamologie était déçu de l ́autisme de nombre de politiques européens qui n ́ont pas répondu à ses voeux pour créer un organisme en vue de l ́Etude de la civilisation de l ́Islam, pour la formations des maîtres, des chercheurs et des imams. Il était déçu par l ́évolution du Monde arabe, mais ne désespérait pas de le voir s ́inscrire dans le progrès s ́il révolutionne le système éducatif. A l ́occasion des colloques, on se croisait et je ne cessais de lui dire que des citoyens musulmans partageaient ses soucis, mais ne comprenaient pas toujours son langage et qu ́ils continuaient à croire à la ligne médiane. Il m ́entendait, mais considérait que la situation historique des sociétés arabo-musulmanes s ́est compliquée faute de pensée critique et indépendante. En tant qu ́agrégé en langue arabe, après avoir étudié la littérature arabe, le droit, la philosophie à l ́Université d ́Alger dans les années 1950, il fut donc le professeur algérien qui a réintroduit la pensée islamique à la Sorbonne, tout comme Djamel Bencheikh avait donné ses lettres de noblesse à la littérature arabe. Il a enseigné l ́islamologie appliquée, sous l ́angle scientifico-historiciste. Une discipline qu ́il a développée, durant 40 ans et expliqué dans une vingtaine d ́ouvrages, dont L ́humanisme en islam, après trois ouvrages-clés dans son itinéraire: La Pensée arabe (1975), Lectures du Coran (Paris, 1982), Penser l ́Islam aujourd ́hui (1993). Il a sillonné le monde, invité par les plus grandes universités. Les concepts qu ́il a développés, et dont il nous appartient de s ́en emparer, sont principalement celui de l ́impense dans la culture, c ́est-à-dire, selon lui, ce que les institutions, les élites et les masses refusent parfois d ́affronter et le concept du corpus officiel clos. Mohammed Arkoun ne fut pas écouté par les forces dominantes en Occident, travaillées par l ́ethnocentrisme et l ́islamophobie, pourtant, il était séculier, marqué par le savoir occidental et critiquait la religion instrumentalisée et la croyance vécue comme idéologie. En Orient, il était incompris par les tenants de la tradition et les conservateurs, mais aussi par ceux qui jugeaient qu ́il parlait de «l ́extérieur de l ́Islam», alors que l ́Islam s ́adresse à toute l ́humanité. Son souci, ou son fort clos, était la scientificité, refusant de rentrer dans le débat relatif au mystère et à l ́au-delà. Un quiproquo symbolisait son rapport difficile à une partie de l ́intelligentsia arabe. Sont restées célèbres les joutes oratoires qu ́il avait lors des Séminaires sur la pensée islamique en Algérie. Mohammed Arkoun cherchait avec vaillance et détermination à développer une école de pensée qui étudie l ́histoire du phénomène coranique, mise en oeuvre par différentes cultures. Il considérait que l ́événement historique de la révélation qui se fixe dans un corpus, mérite des recherches approfondies afin de cerner le variable et l ́invariable des normes. Il comparaît les trois monothéismes dans leurs réalités sociales et productions intellectuelles pour tenter de produire de l ́universel. Mohammed Arkoun, par-delà les polémiques et son discours parfois difficile à suivre, était un savant rigoureux, de portée universelle. Il se voulait un réformateur moderniste, un intellectuel indépendant qui pense l ́humanisme islamique en visant notre temps. Il a pratiqué avec passion une critique de la Tradition et une critique des cultures de notre époque. Authenticité et progrès Il a réfléchi sur la sécularité et la modernité, en cherchant à prendre en compte les spécificités des cultures dans leur histoire. Son plaidoyer n ́est pas dépourvu d ́une critique envers l ́époque moderne, du fait des formes particulières qu ́elle a empruntées dans l ́histoire et les contradictions qu ́elle a aussi engendrées, qu ́il voudrait voir dépassées, et qui se résument, selon lui, en une incompréhension de l ́autre culture: «Je m ́efforce depuis des années, à partir de l ́exemple si décrié, si mal compris et si mal interprété de l ́Islam, d ́ouvrir les voies d ́une pensée fondée sur le comparatisme pour dépasser tous les systèmes de production du sens - qu ́ils soient religieux ou laïcs - qui tentent d ́ériger le local, l ́historique contingent, l ́expérience particulière en universel, en transcendantal, en sacré irréductible. Cela implique une égale distance critique à l ́égard de toutes les «valeurs» héritées dans toutes les traditions de pensée jusques et y compris la raison des Lumières, l ́expérience laïque déviée vers le laïcisme militant et partisan.» Il considère qu ́en Europe «on en est encore au stade du refus, du rejet, de la condamnation à l ́égard d ́une grande tradition de pensée et de civilisation (musulmane). Au lieu de reconnaître la fécondité intellectuelle du débat que l ́Islam, grâce, si je puis dire, à son décalage historique, réintroduit dans une société qui n ́a pas épuisé la confrontation des modes religieux et laïque de production du sens, on voit se multiplier des campagnes de dénigrement...». Il considère en effet, que sans l ́appréhension des particularités des sociétés islamiques, le projet moderniste n ́a pas de sens pour lesdites sociétés. La difficulté est qu ́il pense qu ́il n ́y a pas de tradition séculière efficiente dans le monde musulman, tout en reconnaissant que les sociétés islamiques, tiennent à leur différence et ont une riche expérience dans leur rapport au savoir. Il insiste de manière critique sur les archaïsmes actuels des sociétés islamiques, définies comme «différentes» des sociétés occidentales, dans le rapport au sacré et à la raison. Arkoun pensait que le monde musulman contemporain est enfermé dans des impasses et qu ́il lui faut envisager une «subversion» de la pensée, qui lui permettrait de rejoindre le monde moderne: «Rien ne se fera sans une subversion des systèmes de pensée religieuse anciens et des idéologies de combat qui les confortent, les réactivent et les relaient.» Les intellectuels doivent tenir compte de cette pensée hardie, tout en cherchant à conjuguer authenticité et progrès.