«Je ne prétends par que ceci serait la vérité de son oeuvre mais un éclairage», a expliqué samedi l'invité de l'Aarc. L'Agence algérienne pour le rayonnement culturel, a repris samedi dernier le cycle des rencontres du Diwan Dar Abdellatif avec un rendez-vous exceptionnel autour de la vie et l'oeuvre du philosophe Jacques Derrida, né en 1930 à Alger (El Biar) et décédé en 2004 à Paris. Organisé en partenariat avec le Festival international de la Bande dessinée d'Alger, cette conférence a été donnée par le biographe de Derrida, Benoît Peeters, invité au Fidba en sa qualité de scénariste de bandes dessinées et notamment de la série des «Cités Obscures», conçue avec François Schuiten et traduite dans de nombreuses langues. Il a été présenté par Sofiane Hadjadj, codirecteur des éditions Barzakh et lecteur attentif de Jacques Derrida. Il a édité d'ailleurs «Derrida à Alger» (2008, paru simultanément à Actes Sud). Benoît Peeters est, pour info, écrivain, critique, conseiller éditorial, éditeur et réalisateur de documentaires remarquables. Il est l'auteur de romans, essais et biographies sur Hergé, le père de «Tintin», le grand poète Paul Valéry, le réalisateur Alfred Hitchcock, etc. qui sont devenus des références incontournables.En 2007, il a entamé des recherches sur la vie et l'oeuvre de Jacques Derrida, publiant sa biographie en 2010 (Ed. Flammarion, Paris) et l'accompagnant d'un ouvrage intitulé: «Trois ans avec Derrida, les carnets d'une biographie». Sur le premier livre, il a notamment écrit: «Mon livre n'est ni un essai philosophique, ni une nouvelle introduction à l'oeuvre de Derrida déguisée en «Biographie Intellectuelle». Il s'agit d'une véritable biographie, fondée bien entendu sur une lecture intégrale de l'oeuvre, mais aussi sur un considérable travail de recherche, dans plusieurs pays et de nombreux lieux, ainsi que sur des rencontres avec plus d'une centaine de témoins.» Un travail monumental et précis dont il rend compte dans le second ouvrage, réflexion profonde sur l'art de la biographie. Lors du Diwan Dar Abdellatif, Benoît Peeters parlera des deux ouvrages avec force détails et attachement à l'homme dont il dira qu'il a bouleversé sa vie en le changeant à tout jamais. Jacques Derrida se dévoile à nous comme un personnage complexe, sensibilisé tôt à la politique en raison d'abord de sa naissance juive algérienne et ses écrits judéo-politiques impliqués notamment dans les années 1990 à l'Algérie, le terrorisme, l'Afrique du Sud, la Palestine etc. Benoît Peeters retracera la vie de ce philosophe de la «déconstruction», étape par étape, chapitre par chapitre, à commencer par son enfance à El Biar de parents espagnols donc pas lié par le système colonial, son adolescence algérienne jusqu'à 19 ans où il ne quittera jamais le pays partagé qu'il était entre son désir de devenir footballeur et la lecture, ses études en France marquées par la ségrégation contre les juifs suite à la Seconde Guerre mondiale, sa rencontre avec les plus grands philosophes français de cette époque, dont certains partageront sa chambre d'internat, ses moments de doute et de réflexion et ses prises de position dans le monde. Le conférencier expliquera que ses intentions étaient de commettre par cette biographie un travail complet, «quelque chose de totale» n'omettant pas la famille et les amis. Tout en indiquant néanmoins: «Je ne prétends par que ceci serait la vérité de son oeuvre mais un éclairage.» Il apparaît clair selon le conférencier que Jacques Derrida se sentait souvent marginalisé, rejeté par l'administration universitaire, ne maîtrisant pas les codes sociaux, il deviendra par la force des choses une référence pour cette même institution à l'égard de laquelle Derrida en gardera de profondes reserves. «Ce dernier se sentait mal-aimé ou à peine toléré. Dans la case des minorités. Son défi était non seulement de ne pas respecter les règles, mais d'en réinventer. Il avait une manière de revisiter les textes, les réveiller en les inquiétant.» Benoît Peeters parlera de la reconnaissance américaine à l'égard de Derrida mais aussi du rejet dont il faisait l'objet de la part de la philosophie analytique sans oublier son apport à l'architecture. Se situant entre la génération de Sartre et de BHL, Derrida n'aimait pas trop cette nouvelle vague de philosophes qui passent leur temps à la télé pour dire des «slogans», car lui voulait, selon M. Peeters, «laisser des traces dans la langue française» d'où son sens aigu pour la complexité de la pensée et ses intentions en marge. Mais paradoxalement nous apprend-on «il y a quelque chose en lui qui ouvre, qui libère.. sa pensée peut intimider mais on peut y trouver des affinités..». Et de conclure: «Le travail d'un biographe n'est pas celui de faiseur de puzzle, il y aura toujours des cases vides. Quoi qu'il soit, il reste le mystère de l'individu, son intériorité qui nous échappe. Mais la pensée de Derrida était incontestablement marquée par le spirituel...»