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Retour sur une page indélébile de notre histoire
17 OCTOBRE 1961
Publié dans L'Expression le 18 - 10 - 2011

La production artistique et documentaire semble bouder la mémoire historique.
La conscience de l'humanité qui s'indigne, chaque année, de l'holocauste, semble peu concernée par les génocides et ses ethnocides de la colonisation sur lesquels pèse une lourde chape de plomb amnésique. Certes, après de longues années de silence, on sent le vent tourner, les attitudes évoluent, les langues se délient. Beaucoup d'aveux ont été faits, ces dernières années. La guerre imposée aux Algériens a retrouvé son nom. Les centaines de cadavres d'Octobre 1961 ont désigné leurs auteurs. Les suppliciés de Mai 1945 sortent de l'oubli. Emboîtant le pas aux rares journalistes et aux historiens courageux, qui ont osé dénoncer les tortures et les massacres, de hauts responsables politiques, encouragés par les médias, ouvrent, à leur tour, la boîte de Pandore des exactions coloniales. Après des décennies d'amnésie savamment orchestrée, la France officielle commence à reconnaître l'étendue des drames et sa pleine et entière responsabilité. Des citoyens effarés découvrent la terreur qui s'est abattue sur l'Algérie au lendemain de la libération française, pour laquelle plus de 12.000 «indigènes» ont sacrifié leur vie, une terreur qui n'avait rien à envier à celle de l'Allemagne hitlérienne.
Impossible de gommer l'histoire! Pas moyen d'échapper aux tristes souvenirs! Chaque année, à la même période, ressurgissent dans les mémoires les images de l'infâme massacre d'Octobre 1961. Le 17 Octobre 1961. Ce jour-là, les «indigènes de la République» (ouvriers de chez Renault, manoeuvres de chantiers, saisonniers, balayeurs de rues...) suite à l'appel du FLN, quittaient massivement leurs bidonvilles pour converger vers le centre de la capitale française.
Accompagnés de leurs femmes et de leurs enfants et bien habillés pour la circonstance, ils s'en allaient protester pacifiquement en faveur de l'indépendance de l'Algérie et marquer leur refus du couvre-feu inique que leur avait imposé la préfecture de Paris, à partir de 17 heures. Soudain, l'insoupçonnable! La marche pacifique tourne au massacre. Un enfer à ciel ouvert, sous les yeux ébahis des badauds terrorisés ou complices. En un quart de seconde, la marche pacifique se transforme en drame. Des dizaines de cadavres gisent à même le sol. D'autres, sans défense, seront amenés dans les commissariats et sacrifiés sur l'autel de la bêtise. Piétinant ses propres principes moraux et humains, la France venait d'offrir au monde un aperçu du triste spectacle des atrocités qu'elle fait endurer au peuple algérien qui réclamait sa liberté.
«Il ne s'est presque rien passé, durant ce mois d'Octobre 1961» affirmaient, des années durant, des voix autorisées qui avançaient le chiffre de deux morts et de quelques blessés. Il a fallu des décennies de patience pour qu'enfin les langues se délient et que le chiffre de deux cents morts soit avancé. Après avoir compulsé un grand nombre de documents émanant de sources diverses, Jean-Luc Einaudi affirme, dans son ouvrage sur Octobre 1961, qu'il y a eu effectivement «massacre» durant deux mois et que le préfet Papon en était le principal instigateur. La parole de l'historien a finalement était entendue. L'ex-préfet de Paris sera même débouté au procès qu'il intenta à Einaudi. En fait, Octobre 61, n'était que l'aboutissement d'un processus répressif cruel, entamé des années avant, par l'autorité française. Pour Ali Haroun, ex-dirigeant de la Fédération de France du FLN, «la 7e wilaya, comme on l'appelait à l'époque, réunissait 80% des ressources nécessaires au budget de fonctionnement du Gouvernement Provisoire de la République Algérienne. C'était donc en même temps qu'un extraordinaire réservoir d'hommes jeunes, le principal moyen de financement de la Révolution. Il fallait le casser et voilà pourquoi Papon n'a pas hésité, un instant, pour organiser la répression, tous azimuts, et imposer un couvre-feu aux Algériens pour briser l'activité du FLN en France».
Cela dit, combien de journées sanglantes, qui ont éclaboussé le pays des droits de l'Homme, resteront à jamais des mystères? Devant les aspects peu reluisants de la guerre, Pierre Vidal Naquet écrivait: «On faisait la sourde oreille et on se voilait la face.» Le temps qui s'est écoulé depuis, ne diminue en rien la flamme du souvenir et la responsabilité des auteurs de cette barbarie policière encouragée par le sanguinaire Maurice Papon, l'exécutant des basses besognes. Ces crimes de «lèse-majesté» comme les a qualifiés A.P. Esquivel, le prix Nobel de la paix de 1981, dont rien ne peut atténuer l'horreur, demeurent imprescriptibles. Il est aberrant qu'à ce jour, la France officielle n'arrive pas à se débarrasser de son complexe pour affronter l'impensé colonial. Et pourtant, de la reconnaissance des responsabilités qui étaient les siennes, elle ne sortira que grandie. «On s'honore en disant la vérité, parfois en demandant pardon», disait, à juste titre, Bertrand Delanoë, le maire de Paris, à propos de «la barbarie de Sétif», «tragédie inexcusable» selon Michel Barnier, l'ex-ministre des Affaires étrangères. Au lieu de tergiverser sur le «rôle positif» de la présence française outre-mer, l'élite politique ferait mieux de mettre fin à la guerre des mémoires et s'atteler, enfin, à l'écriture des pages tragiques de son histoire.
Comme chaque année à la même date, l'Algérie officielle se réveille pour se recueillir et entretenir le souvenir. Mais, cinquante années après ces dramatiques événements, que reste-t-il de ce segment de notre histoire? Une journée nationale de recueillement, des cérémonials de circonstance et des gerbes de fleurs déposées au Carré des Martyrs. Au-delà des commémorations, il ne reste pas grand-chose. L'urgence aujourd'hui est d'enraciner le souvenir dans la mémoire et de faire face à l'histoire. Pour ce faire, les médias, et plus particulièrement le cinéma, la télévision et la radio, ont un rôle fondamental à jouer pour éveiller les consciences. Or, que constate-t-on? La production artistique et documentaire semble bouder la mémoire historique. Elle n'aborde quasiment jamais les sujets délicats. Ainsi, des pans entiers de notre passé récent demeurent occultés du fait du désintérêt des médias nationaux qui évitent ou évoquent superficiellement notre histoire, comme le font les manuels scolaires qui, eux aussi, ont besoin d'un sérieux lifting. Excepté les courageux témoignages de Jacques Panigel, Octobre à Paris et Le 17 Octobre, une journée portée disparue,de Philip Brooks et Alan Hayling, films réalisés en direct pour le premier et construit essentiellement à partir d'images furtives prises en cachette, d'interviews et de photographies pour le second, sont demeurés, très longtemps, sans visa de distribution. Ainsi, les «événements» d'Octobre 1961, n'ont suscité que peu d'initiatives de la part des créateurs. Dernièrement deux documentaires, Ici on noie les Algériens. Le 17 octobre 1961 de Yasmina Adi et Le Silence du Fleuve de Mehdi Lallaoui et Agnès Denis sont venus réveiller les consciences et animer le souvenir.
Les conséquences de cette culture de l'oubli, véritable crime contre les consciences, sont désastreuses. La jeune génération qui ignore tout de la véritable histoire de son pays, des dates historiques marquantes, de la résistance, de l'héroïsme et des sacrifices consentis pour la liberté, n'est, en aucun cas, responsable de ses lacunes. D'où l'urgence de remédier à ce véritable déficit historique. Il y va de la dignité des morts d'hier et des vivants de demain. Après la guerre des mémoires, place donc à l'incontournable devoir d'histoire, car l'oubli peut se faire profond et les victimes anonymes seront sacrifiées une nouvelle fois sur l'autel de la bêtise humaine. Le moment semble venu d'exorciser ce passé afin de le dépasser et de renouer des liens encore plus étroits sur les plans politique, économique, social, culturel et humain. En attendant que l'histoire coloniale véritable soit enseignée dans les écoles de la Répub-lique, les historiens des deux rives ont du pain sur la planche, encore faut-il qu'ils aient accès aux sources encore sous chape de plomb. Les dossiers de l'Histoire (600 tonnes d'archives relatives à la période coloniale et pré-coloniale) qui dorment paisiblement dans les blockhaus d'Aix-en-Provence, contribueront, certainement, à éclairer les nombreuses zones d'ombre. Las d'attendre, certains historiens s'y attellent déjà. En croisant leurs témoignages, ils ont déjà réussi à faire sortir le 8 Mai 45 et le 17 Octobre 61 de l'oubli. Ce travail d'histoire doit se poursuivre. Cinéastes, écrivains, journalistes doivent, à leur tour, sortir du silence et s'investir pour faire connaître cette histoire tumultueuse et passionnée, avant que l'hydre xénophobe et raciste ne ressurgisse à nouveau pour alimenter les incompréhensions et cultiver l'oubli. Avant de clore cette modeste réflexion, soulignons le travail accompli par le maire de Paris qui, à ce jour, demeure exemplaire. Sa grande leçon sur les rives de la Seine, à l'endroit même où les nostalgiques de l'Algérie française balançaient nos compatriotes à l'eau, semble assurément héroïque. L'autre plaque érigée en mémoire de l'Emir Abdelkader, en plein quartier latin, est un autre signe qui ne trompe pas. Cependant, un homme seul ne peut ramer à contre-courant, face aux pesanteurs des redoutables machines étatiques.


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