Piégé, acculé jusqu'au fin fond de ses retranchements, le pouvoir a eu recours à une méthode éculée, qui a déjà fait les preuves de son ineptie par le passé. Tous les observateurs, même les plus farouches défenseurs de l'actuel Exécutif, de moins en moins nombreux il faut le dire, n'ont pu réprimer un sourire, gêné pour les uns, ironique pour les autres, en apprenant que six journaux, savamment choisis, ont été priés de s'acquitter de l'intégralité de leurs dettes, plus celle du mois courant, avant aujourd'hui, dimanche, à 16 heures. L'ultimatum, car en est un, émanant des trois imprimeries sises à l'est au centre et à l'ouest du pays, est tombé jeudi, seul jour de repos des quotidiens nationaux. Vendredi et samedi, les banques font relâche. Reste quelques heures, donc, aux éditeurs pour trouver des sommes relativement importantes et satisfaire aux caprices des actuels «maîtres du jeu». L'impossibilité d'une pareille «exigence» ne peut échapper à personne. Elle dépasse de loin, comme on va le prouver, le simple cadre commercial pour accoster allègrement les rives hasardeuses de la politique politicienne. Les contrats liant les imprimeurs aux éditeurs, en effet, laissent un délai de 60 jours à ces derniers pour s'acquitter de leurs factures successives. L'accord, loin d'être complaisant, repose au contraire sur des considérations pratiques puisqu'il faut un délai semblable à un journal pour recouvrer les produits de ses ventes et de ses recettes publicitaires. Le pouvoir n'en a cure. De même qu'il ne tente même pas de mettre les formes en ordonnant de suspendre des journaux qui comptent beaucoup sur le champ médiatique et qui ont fait leurs preuves par le passé. Notre publication, pour sa part, est encore très jeune. Elle a moins de trois années d'existence. Elle n'en a pas moins réussi à s'imposer au sein du peloton de tête, grâce au professionnalisme qui l'a toujours animée. Un professionnalisme qui semble irriter des décideurs ne souffrant un journal, que s'il est à l'arrêt ou s'il marche au pas. Ahmed Ouyahia a déjà, par le passé, eu l'occasion de montrer son aversion pour la presse privée et de faire la démonstration de ses capacités de nuisance. L'Expression ne nie pas ses dettes, ne refuse pas non plus de s'en acquitter. Mieux, Fattani, directeur-fondateur du journal, insiste pour que cette question soit définitivement tranchée. Il demande, ce faisant, à ce que le GPC (Groupe de presse communication) s'acquitte à son tour de ses dettes publicitaires, estimées à 4,5 milliards de centimes ou à ce que cette somme soit défalquée de nos redevances en matière d'imprimerie, estimées, elles, à 8 milliards depuis que le journal en a payé trois et qu'il continue à s'acquitter de ses factures mensuelles, rubis sur l'ongle, en attendant que la question des redevances publicitaires soit tranchée. Il est en effet inconcevable que le même groupe, assurant des prestations publicitaires et d'impression, veuille toucher son argent sans accepter de payer ce qu'il doit. En jargon commercial, cela peut être assimilé à de l'arnaque, des contrats de dupes. Or plus personne n'est dupe. L'Expression, qui ouvre ses colonnes à tous les observateurs, acteurs politiques, partis, organisations et syndicats, est fier d'annoncer que ses comptes sont équilibrés, qu'il doit sa réussite à son professionnalisme, à sa rectitude morale et professionnelle, ses lecteurs et ses annonceurs. Il est, à ce titre, prêt à solder les comptes, à condition que les entreprises publiques avec lesquelles il est en affaire agissent conformément à la loi et aux contrats qui le lient à elles. Ce n'est pas la première fois que le pouvoir agit de la sorte. La plus grosse alerte du même genre avait eu lieu à la suite de la campagne de l'été 1998. Des journaux, toujours les mêmes alors que L'Expression n'existait pas, avaient été sommés de s'acquitter de ces sempiternelles dettes que le pouvoir maintient en l'état, telle une épée de Damoclès sur la tête de tout journal qui tenterait d'exprimer trop librement son indépendance vis-à-vis des différents cercles du pouvoir. Ouyahia, cette fois-ci encore, était le maître de l'oeuvre. Les suspensions, pour certains titres, avaient duré plusieurs mois. Cela n'avait pas empêché les dirigeants de l'époque, Zeroual, Betchine et Adami, de démissionner, convoquant une présidentielle anticipée. Nous n'en sommes pas là cette fois-ci. Le pouvoir craint au contraire que le FLN, dont les ailes commencent à lui faire de l'ombre, ne l'empêche d'organiser ses élections comme il l'entend. Il craint aussi que les journaux, détenteurs de pas mal de dossiers, témoins impitoyables des époques passées, présentes et à venir, n'affaiblissent plus encore un régime tombé en obsolescence. Ahmed Fattani est à la tête d'un jeune journal, qui n'a pas connu ce genre de méthodes, plus proches de celles de la Gestapo de l'ancienne Vermakht que d'une République démocratique digne de ce nom. Ahmed Fattani connaît bien ce genre de pratiques, lui qui a eu à les subir deux fois de suite lorsqu'il était à la tête de Liberté. A cette époque, on demandait aux journaux de payer les prix d'impression alors que le diffuseur, public (disparu depuis, l'Enamep) refusait de payer l'argent perçu du prix de ces ventes. Un scandale. Qui, hélas, en annonçait beaucoup d'autres. Mais, à tous les coups, la presse, réellement crédible, solide, et viable financièrement, survit grâce à ses lecteurs, consciente du lourd tribut consenti par le peuple et ses pairs (martyrs) afin que la liberté d'expression ne courbe jamais l'échine. Ce sont les décideurs qui, comme les saisons, passent, tandis que la presse privée survit à ces intempéries passagères et fleurant de loin le soufre.