L'enseignement supérieur héritant d'un passif aussi lourd, ne peut pas faire des miracles «Une tête bien faite vaut mieux qu'une tête bien pleine.» Montaigne D'une façon récurrente, l'évaluation du système éducatif retient l'attention de tout un chacun et un consensus traverse la société sur le fait que l'éducation dans notre pays laisse à désirer et que l'enseignement supérieur a perdu son âme depuis que l'université est gangrénée par tout un ensemble de maux sociaux. Qu'en est-il exactement de ce problème important qui devrait normalement être la préoccupation de tout un chacun, des parents comme des enseignants de ceux qui ont en charge la gestion du système éducatif comme des députés anciens et futurs qui, apparemment, ne se sentent pas concernés ayant d'autres centres d'intérêt? On reproche souvent à notre système éducatif d'être scholastique, de préférer l'accumulation de connaissances en vrac-boostées d'une façon dangereuse par Internet avec le copier - coller - et la sédimentation du savoir qui suppose une construction raisonnée où chaque nouvelle information ou connaissance trouve sa place d'une façon harmonieuse dans le cerveau de l'enfant. Pour l'histoire, Rabelais fait donner par Gargantua à Pantagruel une éducation encyclopédique: «J'y veux un abîme de science», tandis que Montaigne préfère «une tête bien faite à une tête bien pleine». En effet, une tête bien pleine est remplie de savoir, tandis qu'une tête bien faite se distingue par l'intelligence qui lui permet de s'adapter facilement aux circonstances et de s'assimiler rapidement ce qu'elle ignore. Mieux encore, chacun sait qu'un sac de mots en vrac ne saurait constituer un poème qui utilise d'une façon élégante les mêmes mots et leur donne un meilleur destin. Aussi, est-il naturel, sachant que l'éducation a pour but principal de préparer à la vie de société, d'admettre qu'elle devrait viser principalement à obtenir des têtes bien faites, bien structurées. Où en sommes-nous en Algérie? Sans vouloir nier toutes les réalisations physiques aussi bien dans l'éducation que dans l'enseignement supérieur, force est de constater que le niveau a dramatiquement chuté et que les normes de l'Unesco sont loin d'être atteintes dans l'enseignement supérieur. A la décharge des gestionnaires, la massification a laminé les velléités pour une éducation de qualité, mais est-ce la vraie raison? Il nous faut reconnaître que les méthodes d'enseignement ont échoué car le ministère a beau donner des scores de rêve au baccalauréat, personne n'est dupe. Beaucoup d'enseignants, voire de syndicalistes disent que la proportion de jeunes bacheliers méritants décline d'année en année. Ceux qui méritent réellement seraient à peine le tiers de la cohorte! On peut toujours incriminer le manque de moyens, la nécessité de faire du social, de faire plaisir, «d'éviter les vagues», il faut savoir malheureusement que tout se paye et, le résultat est catastrophique si on ajoute la disparition des classes de mathématiques techniques et mathématiques (réduites à leur plus simple expression). On a une idée de la tragédie du système éducatif qui verse de plus en plus dans l'irrationnel avec des analphabètes bilingues, et on l'aura compris, victimes consentantes de courants de pensée aux antipodes de la modernité. L'un des résultats les plus significatifs est la place de dernier dans les Olympiades des mathématiques. Doit-on continuer ainsi? L'école doit-elle aussi laisser sur le bord de la route des centaines de milliers d'élèves à qui on fait l'école à 16 ans? Dans tous les cas, où est l'excellence dans la formation des maîtres? L'agrégation? Autant de questions que nous avons abordé dans le dossier sur la réforme du système éducatif en 2000 et qui sont passées à la trappe, du jour au lendemain. On comprend aisément que l'enseignement supérieur héritant d'un passif aussi lourd, ne peut pas faire des miracles. Cela est vrai dans une certaine mesure surtout si on y ajoute la massification qui, là aussi, détruit la qualité. Il nous faut choisir entre faire plaisir à tout le monde et former en qualité les cadres dont a besoin l'Algérie. Cela ne veut pas dire que l'école ou l'université ne doivent être réservées qu'aux puissants mais il est nécessaire pour la survie du pays d'aller vers la performance dans un monde de plus en plus complexe. Qu'en est-il de l'enseignement supérieur? Il est vrai que l'université est tenue soigneusement sur la marge et fonctionne en roue libre, les pouvoirs publics se souviennent qu'il y a une université qu'au moment des inscriptions, le mot d'ordre est qu'il ne faut pas qu'il y ait des problèmes. On parlera -comme pour l'éducation- jusqu'à la nausée de nouvelles infrastructures, de nouveaux restaurants, de nouvelles cités, de nouvelles places pédagogiques - dont il faudra bien qu'un jour on m'explique ce que c'est - et aussi de transport des étudiants. On l'aura compris: on demande à l'Enseignement supérieur de s'occuper surtout d'hôtellerie, de transport et de restauration, missions qui ne sont pas les siennes. Les communiqués triomphalistes, nous avons tant d'élèves, tant d'étudiants tant d'enseignants mais que valent-ils? Pour ce qui est de l'acte pédagogique, c'est autre chose: les Algériens s'installent dans la fatalité, du fait que l'on croit, à tort ou à raison, que le diplôme ne sert à rien, qu'à peine 10% des diplômés trouvent du travail. Une autre petite partie s'évade en s'inscrivant dans des universités étrangères, la grande majorité est au chômage ou dans le secteur informel. La situation est encore plus tragique pour les jeunes filles diplômées, dont le nombre est plus important. La société ne leur fait pas encore de place, elles restent à la maison, privant ainsi le pays d'une force de travail potentielle. Que vaut notre enseignement par rapport à la norme? Comment accepte-t-on une réforme des enseignements sans qu'il y ait les préalables c'est-à-dire avant toute chose la formation d'enseignants de qualité, la mise à disposition de moyens adéquats? Pourquoi avons-nous laminé les formations technologiques d'ingénieurs et de techniciens au profit d'un diplôme qui ne correspond à rien concernant ce qui est attendu de lui dans le secteur industriel? Il est vrai que l'Algérie n'a pas besoin de cadres techniques achetant tout de l'étranger, il faut savoir en effet, qu'avec 46 milliards de dollars d'achat de tout et de rien, de la chose la plus simple, des clous aux gadgets, l'Algérien a été habitué à ne pas réfléchir, c'est peut-être la chose la plus dangereuse qui structure durablement l'imaginaire des Algériens, à savoir que les dollars couvrent notre gabegie. Il est vrai aussi que l'expertise étrangère permet de se passer des Algériens dans différents domaines. Jusqu'à quand? Cependant, il est encore une chose plus tragique: l'université est devenue la caisse de résonance des convulsions sociales. Elle est gangrenée par la corruption qui revêt différentes formes. Est-il normal que des chefs d'établissement (recteurs et directeurs) et nous dit-on de secrétaires généraux d'établissement dont la mission est de s'occuper de la gestion administrative tentent d'influencer les délibérations pédagogiques par différents moyens de pression et certaines fois arrivent à leurs fins au détriment de l'acte pédagogique, de la justice pédagogique en faisant passer un tel ou un tel en écrasant au passage les conditions de passage. En fait, tout se négocie, une note, un concours, un magister, un doctorat, il suffit d'y mettre le prix qui peut revêtir différentes formes... Mieux encore, on se ligue dans la médiocrité et on fait des grèves, des si-in, on ferme des départements, des amphis pour refaire des jurys, pour réadmettre des étudiants professionnels... L'emprise de l'administratif sur la gestion pédagogique Nous lisons dans une contribution d'un syndicat: «Après affichage des résultats des examens de rattrapage (septembre 2011) et suite aux demandes de recours d'un petit groupe d'étudiants recalés, le rectorat n'a pas ouvert de dialogue avec les enseignants à ce sujet. Par contre, il a fait des promesses écrites aux étudiants concernant le rachat à partir d'une note variant entre 09-9,20. Le rectorat a enjoint le chef de département de procéder à des rachats supplémentaires sur la base de nouveaux critères proposés par ce groupe d'étudiants. Refus du chef de département après consultations avec les enseignants et en référence aux textes en vigueur. Par représailles, une minorité d'étudiants a procédé à la fermeture du département bloquant ainsi le fonctionnement normal des activités du staff, notamment les corrections du concours du magister qui étaient en cours de finalisation.» (1) Dans une contribution remarquable, M.Ahmed Cheniki avait déjà mis en exergue les conditions de travail catastrophiques, la primauté justement de l'administratif sur le scientifique, les dérives en ce qui concerne la dégénérescence de l'acte pédagogique et, enfin, la faiblesse de la recherche. Cependant, je voudrais compléter sa réflexion en disant que la situation est encore plus tragique dans les sciences exactes, la technologie, où le manque de moyens matériels, conjugué à un corps enseignant à 90% jeune et sans la sédimentation nécessaire, a fait que le diplôme à acquérir est plus vu comme un passage à l'université qu'un temps de réflexion et d'acquisition du savoir. La scolastique bat son plein et, pour des raisons de priorité, la tutelle, qui fait tout, qui décide de tout, ne peut s'occuper de la pertinence de l'acte pédagogique.(2) Il y a cinq ans, le ministère de l'Enseignement supérieur avait pris une initiative louable en mettant en place un Conseil d'éthique et de déontologie. Une Charte de l'éthique péniblement discutée avec les représentants de la communauté universitaire (enseignants et étudiants) a vu le jour et devait être appliquée dès la rentrée universitaire 2010. Elle n'a jamais été mise en place. De quelle éthique parle-t-on quand on ferme les yeux sur la formation des jeunes gens à qui on donne le plus mauvais exemple, à tel point que les étudiants sont convaincus que tout est négociable? Est-il normal que les étudiants exigent que les notes de passage soient de 8 /20 ou 9/20? Quel est alors le remède miracle? Il faut savoir que les gouvernants successifs ont toujours tenu l'université soigneusement en dehors des choix politiques, idéologiques et scientifiques, du fait que dans la grande majorité, le fonctionnement de l'Etat nous est dicté par l'extérieur. Le moment est venu de remettre l'éducation et la science au centre des préoccupations du pays. Un recteur ne doit pas être nommé en fonction d'allégeances ou d'appartenance à un parti. Son parti c'est la science, c'est l'université et pas autre chose. Un Conseil scientifique doit être souverain dans ses décisions, il n'a de compte à rendre qu'à sa conscience professionnelle. Quand nous verrons des enseignants exclus parce qu'ils ont failli à leur tâche et à leur noble mission, quand nous verrons des enseignants universitaires récompensés à l'aune du mérite et mis à l'honneur d'une façon pérenne et acceptée par la société et les gouvernants, alors, alors seulement on aura la conviction que quelque chose de nouveau nous arrive et que les errements du passé appartiennent définitivement à l'histoire. Cependant, sous ce décor peu encourageant, il y a de l'espoir que la science et le savoir reprennent leurs droits et tout ira bien; je voudrai rapporter le témoignage suivant: sous la plume de H.Tahri «Le mathématicien qui ne fait pas de calculs» El Watan le 9 février. J'ai lu cette contribution concernant le professeur Khelifa Zizi, ancien membre de l'ALN, mathématicien émérite, ex-professeur à l'université de Reims qui, après avoir fait son devoir, n'a-t-il pas, en effet, été un baroudeur de la wilaya VI, s'est remis discrètement à ses études, sans m'as-tu vu, sans demander d'attestation communale, sans taper dans la caisse, sans demander un poste de ministre. Non! rien de tout cela, il a repris ses études là où il les a laissées, brillant en mathématiques, il gravit tous les échelons de l'excellence au point de devenir le collaborateur de Laurent Schwartz et avoir réécrit avec la permission du maître les ouvrages de base de mathématiques qu'il a enseignées aussi à Polytechnique, à Paris. J'ai eu l'immense bonheur de le rencontrer récemment. Avec sa lucidité, sa modestie, sa bonhomie et son amour profondément patriote de l'Algérie, le professeur souhaitant contribuer à un enseignement de qualité a proposé - en vain - à différents éditeurs, ses ouvrages, en ne demandant pas de droits d'auteur. Pour lui, c'est une continuation sous une autre forme du combat qu'il a mené cette fois-ci contre l'ignorance. Ces 14 livres «Véritable Bible des mathématiques» pour l'étudiant, ne peuvent pas être évalués sur le seul critère économique mais sur d'autres critères tels que la construction d'une Université algérienne avec le socle élégant de la mathématique. Est-il normal alors que la tutelle ne fasse pas une place de choix à ceux qui veulent contribuer à une Université algérienne? La question reste posée. 1. http://sess-dz.blogspot.com/2012/02/ universite-dalger-ii-quand-les.html 28 février, 2012 2. Ahmed Cheniki: L'université ou la grande illusion. Quotidien d'Oran du 23/09/2004