à 6 heures du matin, Radio Alger diffusait en boucle cette information: «Le cessez-le-feu entrera en vigueur aujourd'hui à midi!» Ainsi donc, c'était vrai. «Al-gé-rie fran-çaise!... Al-gé-rie fran-çaise!...». C'est par saccades de cinq coups tapés sur le dos des casseroles et des marmites métalliques que les pieds-noirs ont passé la nuit du 18 au 19 mars 1962 à scander à partir de leurs balcons leur farouche désir de voir l'Algérie demeurer territoire français. Ainsi et toutes les nuits, depuis le 16 septembre 1959, date du discours du président français Charles de Gaulle au cours duquel il finit par accepter aux Algériens le droit à leur autodétermination, les nuits des Algérois, étaient ponctuées de ces bruits de casseroles. Le matin du 19 mars, Alger se réveille différemment, selon les quartiers. A Bab El Oued, Plateau Saulière (y compris l'actuelle rue Didouche-Mourad), la Grande-Poste (englobant l'actuelle rue Larbi-Ben M'Hidi) et dans les autres quartiers européens, c'est le deuil marqué par une grève générale décidée la veille par l'OAS (Organisation armée secrète) dirigée par le général Salan depuis Barcelone où il s'était réfugié. Dans les quartiers musulmans, que ce soit à la Casbah, à Belcourt, au Clos Salembier (actuellement El Madania), à Maison Carrée (actuellement El Harrach), etc., les habitants qui n'avaient que très peu dormi, en réalité occupés à se protéger, par des tours de garde, contre les attentats à la bombe perpétrés par des activistes pieds- noirs, les commentaires allaient bon train. Sans quitter leurs quartiers, les Algériens se regroupaient pour échanger leurs avis sur l'annonce du cessez-le-feu. Difficile pour eux de croire que cette fois-ci était la bonne. Que les armes allaient réellement être rangées. Ils se demandaient s'ils pouvaient croire que les négociations d'Evian aient pu aboutir à ce résultat. Ils ont vu tellement de négociations entre le Gpra (Gouvernement provisoire de la république algérienne) installé à Tunis et le gouvernement français, échouer depuis plus d'une année qu'il leur était difficile de croire que cette fois était la bonne. Il y a eu les négociations de Melun. Sans résultat. Ceux de Lugrin en Haute-Savoie. Sans résultat non plus. Alors, pouvaient-ils y croire cette fois? C'est un peu pour les Algériens comme dans un rêve alors qu'ils étaient éveillés. La victoire? Ils se pinceraient pour y croire. Mais à 6 heures du matin, Radio Alger diffusait en boucle cette information: «Le cessez-le- feu entrera en vigueur aujourd'hui à midi!». Ainsi donc, c'était vrai. La guerre prenait fin et la liberté n'est plus très loin. Les drapeaux algériens commençaient à se déployer et les Algériens pouvaient manifester leur joie dans leurs quartiers. Par instinct, ils savaient aussi qu'il leur fallait rester vigilants car les extrémistes parmi les pieds-noirs étaient prêts à toutes les horreurs. Il n'était pas question pour un Algérien de s'aventurer dans leurs quartiers. Ceux qui l'ont fait ne sont jamais revenus. Alger était ainsi divisée en plusieurs lots séparant les Européens des musulmans. Tandis que les commerces français avaient suivi la grève en gardant leur rideau baissé, ceux des musulmans étaient ouverts mais leur ravitaillement était impossible. Alors, on s'organisait comme on pouvait. Se partageant tout. La semoule, les légumes secs, l'eau, juste le minimum vital. Il faut préciser que les Algériens avaient l'habitude de la disette et des restrictions depuis des siècles et donc faisaient face à la situation stoïquement. Surtout qu'au bout pointait la liberté. Ce n'était pas le cas dans les quartiers européens où aux privations alimentaires, d'eau et d'électricité, s'ajoutaient les mots d'ordre de l'OAS qui commençait à mettre son projet de la «terre brûlée» à exécution. Les attentats au plastic se multipliaient. Dans les édifices publics. Dans des infrastructures comme le téléphérique reliant Belcourt (actuellement Belouizdad) à El Madania dont la cabine a fait une chute vertigineuse sous la déflagration. Les jours suivants des incendies d'édifices publics se multipliaient. Mais restons dans cette journée du 19 mars. Les heures passant, la vie s'organisait dans les quartiers. La vigilance se renforçait. Pas une seule patrouille militaire française, habituellement incessante, n'est apparue dans les rues ce jour-là. Nous apprendrons plus tard que les militaires français étaient eux aussi en fête. Ils voyaient enfin arriver «la quille». Plus tard aussi et par référendum, nous apprendrons que les Français de métropole étaient unanimes pour notre autodétermination. Les Européens d'Algérie (d'origines espagnole, italienne, portugaise, plus les juifs d'Algérie à qui Crémieux avait accordé la nationalité française) étaient tout à la fois contre les Arabes et contre les «parigots» comme ils appelaient les Français de France qui avaient voté pour l'autodétermination et par la suite pour l'indépendance de l'Algérie. Les pieds-noirs étaient un million. Nous étions 9 millions. Ne pouvant plus sévir dans les quartiers musulmans, l'OAS s'occupait à semer la terreur dans les quartiers pieds-noirs. Cette organisation poussait, par tous les moyens, les Européens à quitter en masse l'Algérie pensant paralyser la vie des musulmans qui n'occupaient aucun poste de maîtrise dans la distribution de l'eau, de l'électricité, de l'approvisionnement, des hôpitaux, des mairies, de la poste, etc. C'est dans ce décor fait de joies ici et de craintes là-bas que ce jour-là, à midi, le cessez-le-feu est entré en vigueur. C'était donc vrai. C'était la fin du cauchemar. Des moudjahidine commençaient à apparaître et à circuler librement. Pas un tir. Pas une balle. Mais les bombes au plastic de l'OAS continuaient à exploser. Les barbouzes envoyés par Paris s'accrochaient avec les bandes armées de l'OAS. Un sentiment confus de joie, de prudence et d'interrogations habitait chacun de nous, ce jour-là. Mais dans leurs quartiers, les musulmans se sentaient en sécurité. Aucun terroriste de l'OAS n'aurait l'idée suicidaire d'y pénétrer. Les terroristes de l'OAS étaient derrière les persiennes de leurs appartements attendant le moindre «Arabe» qui s'aventurerait dans leurs fiefs pour l'abattre sans état d'âme. Beaucoup de musulmans sont tombés sous leurs balles par manque de prudence. Ce fut un jour de paix après huit années de guerre. De soulagement. Pendant que les pieds-noirs faisaient leurs valises pour échapper au cercueil que leur promettait l'OAS, les Algériens s'organisaient pour vivre une nouvelle vie. Dans trois mois ce sera le référendum pour l'indépendance. On était sûr que le «oui» l'emporterait. Passé les interrogations de ce 19e jour du mois de mars 1962, nous savions que le calvaire d'un siècle et demi d'occupation étrangère allait cesser le 5 juillet 1962. Que nous allions enfin vivre libres dans notre pays. Impossible de traduire la douceur de ce bonheur. Il n'a pas son pareil!