La justice tunisienne doit rendre aujourd'hui son jugement dans le procès du patron de la chaîne Nessma, jugé pour «atteinte au sacré» après la diffusion l'an dernier du film franco-iranien Persepolis, une décision qui fait figure de test pour la liberté d'expression dans la nouvelle Tunisie. Ce procès ouvert le 16 novembre 2011 et reporté deux fois a provoqué un tollé parmi les défenseurs des libertés et agité les milieux islamistes extrémistes responsables de violences en octobre. Le PDG de la chaîne Nabil Karoui est poursuivi pour «atteinte aux valeurs du sacré et aux bonnes moeurs et trouble à l'ordre public» après la diffusion de Persepolis qui raconte les dérives du régime iranien à travers les yeux d'une petite fille. En cause: une scène où Allah est incarné, un blasphème proscrit dans l'islam sunnite. Le film avait été diffusé le 7 octobre peu avant le premier scrutin organisé depuis la révolution ayant provoqué la chute du président Ben Ali en janvier 2011. Il avait aussi choqué une partie des Tunisiens dans un contexte de religiosité exacerbé par la montée en puissance du parti islamiste Ennahda, vainqueur des élections. Le PDG de la chaîne a publiquement présenté ses excuses au peuple tunisien pour la diffusion de la séquence controversée sans réussir à faire cesser les attaques et les poursuites engagées par des avocats de la partie civile. L'affaire a profondément divisé les Tunisiens. Des extrémistes avaient tenté d'attaquer le siège de la chaîne et ses partisans ont mis en place un comité de défense des libertés. Après des débuts chaotiques ponctués d'incidents entre défenseurs des libertés nouvellement acquises et extrémistes prônant un islam rigoureux, le tribunal de première instance a mis l'affaire en délibéré à l'issue d'une audience de plaidoiries jeudi. «C'est un jour décisif pour la liberté d'expression et de la presse», avait déclaré M.Karoui jeudi dernier. «Le jugement sera historique et aura un effet sur la région», avait prédit l'accusé dont la chaîne cible également les téléspectateurs en Algérie et au Maroc. Amnesty International (AI) a dénoncé une affaire qui «met en lumière les attaques contre la liberté d'expression» et demandé l'arrêt des poursuites tout comme l'organisation française Reporters sans frontière (RSF). «Poursuivre en justice et condamner des personnes parce qu'elles ont exprimé pacifiquement leurs opinions, même si celles-ci peuvent être considérées comme totalement choquantes par certains est inacceptable», selon Hassiba Hadj Sahraoui, responsable d'AI. La Fédération internationale des droits de l'Homme (Fidh) a suivi le procès pour «vérifier et constater que les instruments internationaux sont bien respectés» dans une affaire qui engage «un principe fondamental, celui de la liberté d'expression et la liberté de création». Les avocats de la partie civile ont plaidé le besoin de poser des limites à la liberté d'expression dès lors qu'il s'agit d'affronts aux sentiments religieux et d'atteintes au sacré. La plainte contre «Nessma» avait été déposée quelques jours après la diffusion du film par un collectif d'une centaine d'avocats, auquel se sont joints des associations ou des individus. Hasard du calendrier ou coup médiatique? Le jugement coïncidera aujourd'hui avec la célébration de la Journée mondiale de la liberté de la presse, une occasion de faire la lumière sur les tensions entre médias et pouvoirs et d'évaluer l'état des libertés en Tunisie, premier pays du «Printemps arabe».