«Le pouvoir corrompt, le pouvoir absolu corrompt absolument.» Emerich Acton Je me sens frustré. Très frustré. Non pas parce que je n'ai pas pu ce matin me débrouiller un sachet de lait subventionné et faire ainsi une économie de 50 dinars qui me seront bien utiles ailleurs. Je ne me sens pas frustré parce que je n'habite pas dans un appartement que je pense mériter ou dans un quartier qui convient bien à mon éducation, pas plus que je ne me sente frustré par le fait qu'après 33 années de bons et loyaux services à l'égard de l'entreprise qui m'a employé, je jouis d'une retraite qui peine à suivre la course effrénée d'une inflation qui va à un train d'enfer... Si je devais faire attention à toutes ces petites mesquineries, il y a longtemps que j'aurais pris la poudre d'escampette et que je me serais réfugié sous un de ces cieux bénis où le travail est respecté à sa juste valeur. Au lieu de cela, l'éternel optimisme béat qui m'anime et les valeurs spirituelles qui m'habitent ont fait que j'ai courageusement résisté à cinquantaine années d'indépendance méritée. Je me sens frustré parce que j'ai assisté ce matin, en direct, à un spectacle qui a éveillé en moi, une fois de plus, un intense sentiment de jalousie: la passation de pouvoirs entre un président de la République sortant et un président nouvellement élu. Le rituel est certes saisissant par la somptuosité du décor, les couleurs et le cérémonial, mais au-delà de tout cela, c'est la manière dont s'est faite cette transition. Certes, j'ai assisté, grâce à la télévision, à ces moments dramatiques où le pouvoir change pacifiquement de mains: c'est toujours la même chose et c'est chaque fois différent. De Gaulle confiant les rênes à son dauphin qui n'aura pas l'occasion de passer le relais à son successeur. Un Giscard d'Estaing sortant de l'Elysée sous les lazzis et les quolibets de badauds déchaînés, un passage de témoin complice entre Mitterrand et Chirac, et le sourire crispé d'un Sarkozy défait après une violente campagne électorale. Tout cela sans pleurs, ni effusion de sang, ni cris de haine ou de douleur. Pourquoi dans nos pays brûlés par le soleil n'arrive-t-on à ce stade civilisationnel où l'on admet que l'alternance est la chose la plus naturelle et la plus bénéfique pour la nation? Pourquoi, sous nos latitudes, ceux qui arrivent au pouvoir voudraient-ils y rester jusqu'à leur dernier soupir? Heureusement qu'il y a une fin biologique pour tout ce qui vit ici-bas, autrement, ceux qui croient «aux forces de l'esprit», rêveraient d'un pouvoir posthume, d'une gouvernance d'outre-tombe ou alors ils feraient tout leur possible pour léguer leur sceptre à leurs rejetons ou à un des leurs. Enfin... Si l'on faisait le bilan de successions dans les cours africaines, la transition telle qu'elle s'est opérée dernièrement au Sénégal serait une exception: que de coups d'Etat, que de pronunciamientos, que d'attentats dirigés contre des chefs d'Etat, que de renversements déguisés en coups d'Etat! Et toujours l'image de ces vénérables vieillards qui s'accrochent au pouvoir. Il doit y avoir quelque chose de magique dans cette écrasante responsabilité à décider du sort de toute une nation: celui qui prend le poids énorme de décider des bonnes mesures à prendre pour améliorer la vie de ceux qui l'ont porté à la magistrature suprême: nommer des collaborateurs, signer des décrets, influer sur les bons choix économiques, guider la diplomatie... et enfin se retirer sereinement avec le sentiment du devoir accompli en faisant un bilan en toute objectivité. Mais le chef d'Etat idéal n'est-il pas celui qui réussit après une passation en douce, une douce passation?