[Ulysse et les sans-retour...] La mer. L'exil. Ici et ailleurs. La différence. L'autre, l'envers de soi ou son contraire. L'étranger à nous-mêmes, mais où est l'altérité? Nous sommes tous quelque part en transit. Une réflexion qui pourrait rassembler les quelque quatre films projetés mardi dernier à la cinémathèque. Un sujet toujours d'actualité au regard du cloisonnement des frontières, de plus en plus imposé, dans ce monde globalisé. Des films, des sensations, des témoignages personnels, poignants, des espoirs et l'éternel rêve du retour. Hachimiya Ahamada est une jeune réalisatrice née en France, vivant à Bruxelles, mais d'origine comorienne. Dans Ivresse d'une oasis, son dernier film documentaire de 88 mn qui fait suite au court, La Résidence de Ylang Ylang, elle part de sa propre histoire, pour évoquer le tragique destin des Comoriens. Son père retourne en 1991, quelques semaines dans son village natal pour construire une maison familiale. Il fait part à sa famille de l'avancée des travaux dans une lettre vidéo VHS. Il meurt quelques années après. Ce film revient sur les traces de ces «je viens» et les «je reste» et la réalisatrice entreprend un travail de deuil en le réalisant ce qui lui a coûté cinq ans de sa vie. Une sorte de réponse filmée à cette lettre, histoire d'évoquer sa filiation, la transmission par un héritage donné et de parler de ce retour tant fantasmé y compris par les habitants de Mayotte, cette île qui appartient à la France et qui génère de nombreux clandestins sur son territoire, car censée appartenir au grand archipel comorien. Se débarrasser de la nostalgie Au-delà de cet aspect politique suggéré, Hachimiya sonde son passé et son présent avec générosité et délicatesse en filmant sa famille, son cousin retrouvé à Mayotte et les rites et coutumes des habitants insulaires. Son histoire est, en effet, celle de tout ces Comoriens qui entreprennent de construire des maisons sur leur terre d'origine sans forcément y habiter, mais avec, pour seul espoir, y retourner pour mourir. De l'attachement certes, mais une cassure irrémédiable quand votre vie prend une nouvelle trajectoire et le destin décide de tracer ses sillons. Dans La mémoire et la mer de Jean Boiron-Lajous, documentaire de 36 minutes, le réalisateur, fils d'une mère pied-noir, entreprend pour sa part, de faire le voyage avec son frère Romain et leur amie Alice, petite-fille de harki, en Algérie. Aucun d'entre eux n'a déjà été en Algérie, mais pourtant, ce pays est présent dans leur imaginaire. Muni de sa caméra, le jeune réalisateur et ses acolytes prennent le bateau et tentent de découvrir ce pays tant évoqué par leurs parents. Sauront-ils voir autre chose que ce qu'on leur a appris? «On est allé pour se débarrasser de cette nostalgie. Ai-je pu me débarrasser de ces idées reçues? Je ne sais pas. Mais je voulais prendre des photos en couleur cette fois de cette Algérie que j'aurai filmée moi-même, mettre de l'ordre dans le bazar qui j'avais en tête, apporter une vision non exhaustive qui viendrait s'ajouter au puzzle. Je voulais partager un ressenti...» Travail personnel, un peu décousu qui filme les bizarreries de l'Algérie à la lisière du cliché (drapeau déchiré, rencontre fortuite avec de jeunes Algériens rigolos qui ne savent pas parler le français), bref ce documentaire attendrissant n'a pourtant pas la prétention d'établir un film didactique sur l'Algérie, mais juste des bribes de témoignages, entre paroles d'amitié fortuite et d'images de paysages pris au vif au gré des villégiatures. La Nuit de Badr du réalisateur et poète torturé Mehdi Hmili, Tunisien de son état mais vivant actuellement en France, brosse un tableau d'une séparation humaine conjuguée au masculin. La Nuit du Badr raconte l'essoufflement d'une histoire d'amour entre deux individus, l'incarnation de Rimbaud et Verlaine des temps modernes, entre un homme âgé, poète et son versant, un jeune frivole qui veut le suivre où il ira. Tunisie, capitale de la douleur Le lendemain de l'éclatement de la révolution du Jasmin, le poète est appelé à rentrer au pays. Après une nuit de confession intime, le poète exilé, délaisse au matin son compagnon de route... direction, son pays d'origine pour y déposer enfin sa carcasse, croit -il et, partir en paix, à défaut de faire la paix avec lui-même ou les autres... Encore un film en noir et blanc, comme Lila, un peu moins triste, traversé de poèmes en voix off de Mehdi le narrateur qui, lors du débat, avouera faire un film personnel, car n'ayant pas encore connu l'amour et la liberté chez lui, la Tunisie où les salafistes continuent en ce moment à provoquer les artistes et tenter de faire régner l'obscurité. Le retour sera-t-il possible un jour pour lui? «Partir, c'est mourir un peu» dit-on. Mais l'espoir fait vivre et le changement tunisien ayant ouvert une brèche dans la stratosphère mondiale se fragilise jour après jour..Mais comme dirait une Amel Kateb, Ils peuvent nous tuer, on ne mourra pas. Encore plus idéalisée est cette utopie du possible retour vers la terre de ses origines, mieux, de la réconciliation israélo-palestinienne, et la réouverture de cette blessure d'une identité bafouée, du pardon entre juifs et Arabes, bref, le rêve du brassage universel. De l'altérité en somme, laquelle constitue le coeur même de Nuit sur la mer, film à tiroirs du réalisateur d'origine juive, marxiste de son état, Marc Schialom, venu à Béjaïa pour évoquer avec nous, en compagnie de sa fille, ce film puissamment humain et tendre. A Marseille, un vieux réalisateur juif, immigré repense à l'un de ses films, resté inachevé et que son équipe de tournage, elle-même composée d'exilés d'origines diverses le presse d'achever. Parmi ses amis, il y a Mohamed qui meurt un mois et demi avant l'entame du tournage, resté en suspens durant trois ans. Ce dernier sera l'«Ulysse» aux yeux de Marc Schialom. «Je ne suis pas le personnage du réalisateur dans mon film. Moi je ne cultive pas le silence, au contraire, je préfère qu'on crève l'abcès. Je ne m'identifie pas au personnage, mais au film je dirais. Marc sera chez lui dans un futur utopique quand il y aura une ouverture océanique et une fraternité universelle. La perte de la mémoire est une métaphore de la mort. C'est un exil comme quand on perd l'identité. Bien sûr, je suis contre la politique du gouvernement d'Israël, dans ce film, j'ai voulu montrer cette rêverie de brassage. Mais au fond, je suis un pessimiste.» Dans ce film qui fait suite à Lettre à la prison, le réalisateur mène sa barque grâce à une mise en abyme pas du tout déroutante, mais intelligente, pas trois couches. Il fabrique son film devant nous. Une sorte de making-of du film lui-même. Blessé dans son âme, le cinéaste rêve d'un monde meilleur, mais il identifie ses amis, partant de leurs origines. Métaphore d'une politique fasciste dangereuse qui pousse à la dérive. Comme un bateau qui n'arrivera jamais à bon port et ne rencontrera jamais des Ulysses. Mais entre mythe et réalité, que choisir?