«Je me sers d'animaux pour instruire les hommes.» La Fontaine L'ami R., qui a fait une longue carrière dans l'hôtellerie, est du genre sentencieux. Il aimerait que les fables qu'il propose soient inscrites dans les mémoires. D'ailleurs, il ne se prive pas de se répéter deux fois dans la même semaine. Hier, par exemple, alors que la discussion tournait autour du labyrinthe que pouvait constituer le système judiciaire pour un simple citoyen qui n'a pas les moyens de se payer un avocat et l'impunité dont peuvent jouir certaines personnes haut placées, il nous narra une petite fable à ce propos: «Je vous parle d'un temps où les bêtes avaient l'usage de la parole...». Sur ce point-là, quelqu'un l'interrompit pour lui signifier que, scientifiquement, il est prouvé que les bêtes n'avaient jamais eu à parler puisqu'elles ne possédaient ni les organes du langage ni le cerveau idoine, mais que l'homme qui vivait près de la nature pouvait comprendre aisément le comportement des animaux. Sans se départir de son ton doctoral, l'ami R... reprit: «Soit! Toujours est-il que l'on raconte qu'en ces temps reculés, une famine exceptionnelle s'était abattue sur la forêt jetant ses habitants dans une prostration infinie. Rien à se mettre sous la dent. C'est ainsi, qu'un beau matin, après une nuit passée à réfléchir sur le moyen de calmer les tourments de son estomac, le Roi-Lion convoqua sa cour pour l'aider à affronter cette catastrophe qui les avait tous rendus pareils à leur caricature. Personne n'osa parler car la situation était si critique qu'une simple erreur de langage pouvait provoquer l'arrêt de mort à son auteur. C'est le singe qui, après un large bâillement qui faisait voir ses dernières dents cariées, fit une proposition: «Je propose, Majesté, que celui qui a un souvenir précis de son dernier repas nous conte les circonstances dans lesquelles il l'avait pris et le peuple de la jungle le jugera. Quant à moi, je ne peux pas me souvenir car mon esprit est si brumeux que je confonds le rêve et la réalité.» Alors le Lion se leva et dit: «Je me souviens être passé près du village qui se trouve à l'orée de la forêt: j'ai trouvé un jeune garçon abandonné sur un chiffon. Il pleurait et ses cris étaient insupportables. J'ai regardé autour de moi, comme il n'y avait pas âme qui vive, j'ai pris le bambin et je l'ai croqué, mettant ainsi fin à ses souffrances et à ma faim. Ce n'est que plus tard que j'ai entendu les cris de douleur de sa mère et que j'ai vu les hommes armés de lances et de flèches sortir faire une battue.» Tous les animaux qui buvaient le récit de leur roi crièrent: «C'est une mère indigne! On n'abandonne pas son petit comme cela. Acun animal digne de ce nom ne l'aurait fait! Vous avez bien fait, Majesté! C'est une leçon pour ces affameurs!». Après des applaudissements bien nourris, le loup se leva et dit sur un ton pleurnichard: «Mes chers frères, j'avoue avoir commis un petit délit l'autre jour en passant près du village. Comme je maraudais, je fis la rencontre d'une jeune et plantureuse poule qui s'était échappée d'un poulailler dont le propriétaire avait certainement omis de fermer la porte. Un coup de dent suffit à réduire au silence la frivole aventureuse.» «Bien fait! Il n'avait qu'à bien fermer son poulailler, ce fermier obèse!». C'est alors que l'âne, dans un grognement proche du rire fit son entrée au milieu du cercle des badauds. Après deux ou trois ruades, il déclara sur un ton badin: «Moi, je n'ai mangé que des épluchures de pastèques qu'une indélicate ménagère avait jetées devant sa porte!». Un silence de mort accueillit cet aveu: «Comment? Tu as osé manger des épluchures de pastèques qui devaient servir à nourrir les chèvres dont le lait était destiné au bébé de la dame!». Dans un même élan, les animaux se précipitèrent sur l'âne et le dévorèrent sans autre forme de procès.»