L'artiste clame qu'il veut aimer avec ses mains, avec tous ses démons, avec toutes ses blessures. C'est un nouveau Tayeb Brahim qui nous revient dans son dernier album Intas. Plus mûr, plus volontaire, l'artiste a brisé les chaînes qui le tenaient rivé à un certain formalisme. Avez-vous déjà lu Une saison en enfer d'Arthur Rimbaud? Si nous posons cette question, ce n'est pas du tout pour vous faire l'affront de suggérer le contraire. C'est juste pour situer la qualité du travail artistique fait par Brahim Tayeb. Pour rappel, Une saison en enfer est un retour sur l'expérience tentée par Rimbaud, en compagnie de Verlaine mais pas seulement pour se faire voyant par un immense et raisonné dérèglement de tous les sens, et l'auteur alors âgé de 17 ans, fait une plongée en apnée dans son univers intérieur, renouvelant au passage l'écriture et l'inspiration poétiques, brisant tous les tabous, tous les clichés, et donnant les clefs pour la compréhension de la poésie moderne. Eh bien croyez-moi si vous voulez, mais Brahim Tayeb vient d'écrire sa Saison en enfer, et cela comptera dans la chanson algérienne. Il y a eu plusieurs étapes dans la chanson kabyle, chacune d'elle incarnée par une figure de proue : Cheikh El Hasnoui, Slimane Azzem, Chérif Kheddam, Idir, Aït Menguellat, Matoub Lounès. Ces étapes ne correspondent pas à une succession chronologique bien définie. Elles se chevauchent, se complètent, s'opposent parfois, se superposent, s'entrechoquent, chacune d'elles creusant de nouveaux sillons et prospectant de nouveaux horizons. Ce n'est point pour diminuer de l'importance des autres artistes que nous nous en tenons à cette liste, mais les chanteurs que nous avons cités ont tous renouvelé, et donc enrichi, chacun à sa manière, le vieux fonds musical kabyle. Ils ont abordé l'écriture musicale et l'orchestration chacun à leur manière. Certains s'inspirant plus du chaâbi que du genre orient, ou vice-versa, certains allant même plus loin pour puiser dans la musique universelle ce qu'il y a de meilleur dans la musique latino, le flamenco, le genre turc, le rock, le blues. Toutes ces sonorités, ces mélodies, ces rythmes et ces tempos ont apporté leurs parfums, leurs essences et leurs couleurs à un jardin qui n'a fait que s'embellir au fil du temps. Brahim Tayeb fait partie de ceux qui ne font pas dans la redite et la redondance. Il va assurément marquer son époque et donner un peu plus à la musique algérienne, puisque ce jeune chanteur promet de donner une version en arabe algérien de son dernier succès Intas. Tous ceux qui ont suivi le parcours de Brahim Tayeb remarqueront le formidable changement qui vient de s'opérer par la mutation de cet artiste exigeant, qui a pris le temps de mûrir son art et sa pratique. On l'a connu doux et nostalgique, mêlant les arpèges aux accents plaintifs d'une lyre délaissée et le voilà qui éclate, explose même, dans une colère contenue qui en dit long sur la passion qui brûle son corps. On l'a connu murmure, ramage d'un ruisseau qui roule sous le cresson, et l'on découvre une tempête, une bourrasque, une mer déchaînée qui roule son écume de vague en vague, dans une charge imageante des mots et des sons qui est une étape importante aussi bien dans sa propre carrière que dans la chanson algérienne de façon générale. Intas n'est ni une chanson-bilan ni une énumération à la Jacques Prévert. Si elle parle de la décennie sanglante qui vient d'endeuiller l'Algérie, c'est pour mieux tirer un trait sur la bêtise humaine qui a engendré tant de haine et de tristesse. C'est une chanson chronique, une chanson-phare Qui fait dialoguer l'amour et la haine, le désir charnel qu'un homme peut éprouver pour une femme et les pesanteurs d'une société encore sous le joug des qu'en dira-t-on et des commérages. La décennie sanglante de triste mémoire, mais aussi les pénuries organisées, la bureaucratie tentaculaire, les dénis de justice, les inégalités. Et puis il y a un homme et il y a une femme. Le cri du premier et le silence de la seconde. Elle ne veut pas entendre son feu. Elle refuse de répondre à la géhenne qui le brûle. Et quel brasier mes amis ! Et quelle soif inextinguible d'amour, de désir inassouvi. Et le non-droit qui crache des balles et met le feu au printemps ! Plus que tout autre, le texte de Intas met en scène le nous (un homme et une femme) dans un rapport aux autres, et c'est tout le problème du je et de l'altérité qui est posé. Chanson moderne et contemporaine par le thème développé, mais aussi par sa durée (40 minutes) ainsi que par sa musique fouillée et haute en couleurs, par son orchestration maîtrisée, par son interprétation magistrale, Intas trace une ligne de démarcation. C'est le résultat d'un travail acharné et laborieux. Dorénavant, il faut faire mieux ou se taire.