Le double combat d'une femme Tant que la cause semble juste aux yeux de la réalisatrice qui, à son corps défendant, ose revendiquer haut et fort, sa subjectivité en se servant de cette arme qu'est la caméra pour dire sa vérité. «Un film anti-Islam» tel est le jugement tombé comme lors de la dernière sentence, irrévocable, implacable ayant frappé le film de Nadia El Fani, initialement appelé Ni Allah, ni maître, puis rebaptisé Laïcité inchallah. Un film qui fera couler beaucoup d'encre mais surtout réveiller le démon qui sommeillait dans le ventre de la Tunisie en faisant abattre la foudre des islamistes dès sa sortie a fortiori quand sa réalisatrice en y ajoutant une couche, si l'on peut dire, avouera publiquement à la télé s'être hâtée. C'est la chute de Ben Ali. Dans un contexte politique marqué d'un «flou artistique» des plus corrosifs, Nadia El Fani y brandit du coup, une image politiquement incorrecte. Frivolité et scandale à tous les étages. Alors que le combat pour la liberté de conscience vient de s'annoncer, Nadia El Fani se découvre un nouveau combat à mener, celui contre le cancer du sein. Alors, pour exorciser son mal-être, elle joint symboliquement dans un nouveau film, tourné entre 2011 et 2012, les deux combats pour dire la complexité de la vie, sa valeur, celle qui vous échappe parfois et sur laquelle vous n'avez plus de contrôle, sauf si vous prenez votre existence en main. A temps. Cela peut choquer encore. Le nom du film: Même pas mal! Qu'importe tant que la cause semble juste aux yeux de la réalisatrice qui, à son corps défendant, ose revendiquer haut et fort, sa subjectivité en se servant de cette arme qu'est la caméra pour dire sa vérité. Alors que la chimiothérapie fait des siennes, des cellules cancérigènes d'une autre nature, tentent de gangrener le pays et le faire basculer au Moyen Âge. Ce sera le sujet de son nouveau film. Un documentaire fourre-tout composé, entre autres, d'images d'archives, un peu brouillon où le sujet vole la vedette au cinéma et où le fond est plus fort que la forme. Nadia El Fani se met en scène volontairement. Cela est un choix délibéré, doublement courageux, d'autant qu'elle dévoile une part de son intimité diminuée par la maladie, dans un film, peut-être un peu boiteux mais sincère. Son urgence est palpable. Il s'agit de témoigner, de se raconter, tout en dévoilant ici et maintenant, cette époque en pleine mutation, et dont l'évolution en marche est brusquement interrompue par un mal des plus menaçants qui tente de freiner sa soif de liberté... Une mutation drastique qui ne se fait pas sans compromis ni de désordre. Seule reste cette passion des mots volubiles comme un pied de nez contre la mort et cette envie frénétique d'affirmer sa position avec fermeté et courage. Si Même pas mal! se présente presque sous la forme d'un reportage ou film expérimental, c'est l'intention de vouloir convaincre qui prime avant tout. Nadia El Fani nous présente un film de sensibilisation car heurtée de plein fouet dans son libre arbitre. Nadia El Fani y déploie toute son énergie, parfois avec maladresse, mais sans s'éloigner de ses convictions profondes. Faut-il lui en vouloir d'être aussi sûre d'elle-même? Cela énerve beaucoup de gens, c'est sûr. Dans Même pas mal Nadia prend un peu de distance pour évoquer les railleries et méchanceté monstrueuses dont elle a été victime à travers les réseaux sociaux tout en continuant le combat. C'est sa vie jetée en pâture au moindre inconnu qu'elle confie entre les mains du spectateur qui se fait à son tour complice tacite ou attendri. Nadia est singée, insultée dans sa chair. Sa seule façon de riposter et de résister contre l'obscurantisme, la maladie et la bêtise humaine qui sont ces images qu'elle retourne en sa faveur en désignant en filigrane le coupable et remettre en cause le laxisme d'un système établi mettant en péril la liberté d'expression chèrement acquise. Nadia en fait trop? Ou pas assez? Le public sera-t-il cette fois d'accord avec elle? S'alliera-t-il enfin avec elle? Qui aura le dernier mot? Les fous d'Allah ou les démocrates progressistes? Après la projection de son film diffusé récemment sur TV5, Nadia El Fanni, présente au Fespaco, a répondu avec sérénité aux questions du public et à celles de L'Expression L'Expression: Tout d'abord, pourquoi être passé de Ni Allah ni maître à Laïcité inchallah? Pourquoi cette concession? Nadia El Fani: Je n'ai pas décidé de changer le titre. Je me suis battue avec mon producteur. Je tenais à le mettre dans le film car contrairement à ce qui a été dit en Tunisie, le titre, quand le film passe dans la salle de cinéma, celle-ci est attaquée, le titre est déjà changé. Quand on est à Cannes et qu'un distributeur arrive et vous dit «moi j'achète le film, mais il ne sortira pas avec ce titre, alors que c'était la première fois que j'avais un film qui allait sortir en salle correctement, je pense qu'il est important à ce moment là que le film sorte pour la Tunisie. Du coup, je suis revenu à un titre précédent. J'avais hésité comme tout réalisateur entre plusieurs titres. Laïcité inchallah ne me semblait pas assez fort, j'avais Ni Allah ni maître qui ne me correspondait plus. J'ai accepté de changer le titre, je reconnais. Cela m'arrive de plier dans ma vie. Il y a eu la désobéissance, la résistance, on peut dire que maintenant c'est la persévérance. De quelle façon aujourd'hui? Maintenant, il faut continuer le combat c'est tout. Il y a deux options aujourd'hui: est-ce que vous voulez qu'on parte en arrière avec ces barbus affreux qui ne savent même pas gouverner un pays où malheureusement il faut faire des alliances parfois contre nature avec peut-être un front républicain très large qui réunirait à la fois, la gauche et le centre pour pouvoir sauver aussi économiquement le pays. On en est là aujourd'hui. Les Tunisiens sont en train d'apprendre que la lutte ça coûte, ça nécessite un vrai investissement personnel. Il faut arrêter le jasmin, la plage, le thé à la menthe, de temps en temps il faut aller dans la rue, combattre, aller à des réunions, convaincre des gens, faire le tour du pays, le militantisme c'est un engagement. Aujourd'hui, je pense que la société est en train d'apprendre petit à petit qu'on ne change pas le monde comme ça. Le monde ne change pas parce qu'il y a une poignée de gens qui vous changent. Quand on a vécu 50 ans de dictature sans se préoccuper de la chose politique parce qu'on en n'avait pas le droit pour la majorité des Tunisiens, à part pour ceux qui résistaient, eh bien, c'est très difficile de se rendre compte que chaque citoyen a le droit de s'impliquer dans la vie politique, d'avoir une opinion, d'aller à des réunions etc, mais c'est long. Il s'agit de 50 ans de dictature, ça vous bousille une société pour longtemps. Comment expliquez-vous cette frénésie autour de votre film et l'ascension des islamistes aujourd'hui? Les islamistes n'ont pas fait partie de la révolution, l'enjeu pour eux était de rassembler le pays. Tout de suite ils sont allés sur le terrain de l'identité, c'est là où les progressistes ont fait une erreur d'analyse monumentale, c'est qu'ils ont accepté d'aller sur le terrain de l'identité qui n'est pas un terrain politique. Ce dernier était de dire: on veut séparer la religion du politique. Mais accepter de parler d'identité c'était accepter d'aller dans un terrain des islamistes qui n'est pas le nôtre. Moi, je m'en fous si on est musulman ou pas, mais plutôt comment va-t-on conduire la Tunisie et régler les problèmes socio-économiques, comment va-t-on donner du travail aux gens, régler les inégalités sociales. C'est cela qui était important, mais eux comme ils n'étaient pas là pendant la révolution, il fallait qu'ils aillent sur ce terrain. C'était facile car cela faisait des années qu'ils labouraient. Ils étaient dans les réseaux, partout dans l'assistance sociale, de l'aide médicale. Ils se réunissent depuis des années dans les mosquées. Nous, les progressistes, on avait aucun endroit pour se réunir. On n'avait pas le droit. La dictature c'est d'interdire de se réunir même trois personnes dans une place publique. C'est important de dire que nous, on ne pouvait pas aller au-devant des gens et porter nos messages politiques. Pour eux, ce qu'il fallait couper dès le début c'était la parole libre, c'est ce qu'ils ont essayé de faire avec moi. Evidemment, quand c'est une femme, c'est encore plus terrible. Quand c'est une femme qui vient dire je ne crois pas en Dieu en terre musulmane, vous savez bien ce que c'est. Personne ne fait ça. On ne fait jamais ça. C'est le tabou ultime qu'il ne faut pas transgresser. C'est comme si je me mettais à poil devant eux. C'était pareil. Je l'ai fait, car j'ai estimé que justement, on ne l'a pas fait au moment de la lutte pour l'indépendance. La gauche n'avait pas osé revendiquer la laïcité, ni l'athéisme qui était le fer de lance des communistes, je trouvais que c'était un manque. J'ai pensé que c'était le moment de le faire car c'était la révolution, qu'il allait y avoir d'autres personnes qui allaient se lever, mais cela s'est passé autrement. C'était un coup de poker qui n'a pas réussi mais je ne regrette rien. Car je sais au bout du compte que c'est un acte qui va rester. Et que forcément, à un moment donné, on va dire peut-être c'est ce qu'il fallait faire et peut- être qu'il faut rompre avec la tradition. Je pense qu'en Tunisie on est dans ce tournant là: sommes-nous capables de passer à autre chose ou repartir en arrière? Mais si on repart en arrière, on repart avant l'indépendance. C'est-à-dire tout ce qui a été fait comme lois sous Bourguiba, c'est foutu. Si on accepte que les islamistes nous gouvernent, c'est fini. Ils vont grignoter petit à petit nos libertés. On le voit bien dans la Constitution. Cela se situe au niveau des petits termes. Au lieu de parler d'égalité, ils veulent parler de complémentarité. Cela veut dire quoi et qui est le complément de qui? Le problème est que les islamistes jouent avec les termes en confondant laïcité et athéisme. Comme c'est un concept français, on dit que c'est importé de France. Ce qu'il faut expliquer aujourd'hui, c'est ce qu'il y a des valeurs universelles dans le monde. Qu'elles viennent de France ou d'ailleurs, peu importe. C'est important de les promulguer et ne pas avoir de complexe par rapport à ça. Perdre les premières élections était une évidence. Ce n'est pas grave. Par la suite, on finira par gagner. Entretenir l'ambigüité en politique, on le paie très cher. Comment expliquez-vous aussi le quasi-échec de ces révolutions arabes dans les différents pays arabes? Pour moi ce n'est pas un échec. D'avoir foutu en l'air des dictateurs, c'est forcément une victoire. L'histoire est en marche. On a passé un cap extraordinaire. Aujourd'hui, la liberté de parole est acquise. C'est triste, on veut que cela réussisse d'un premier coup, mais l'histoire a démontré que cela ne se fait pas ainsi.