Les forçats du XXIe siècle «Dans sa quête aveugle et sans limites, face à son appétit insatiable de productivité toujours accrue, le capital a non seulement outrepassé le seuil moralement acceptable, mais aussi les limites physiques d'une journée de travail. (...)» Karl Marx: Capital, Chapitre 10. 24 avril! Un énième jour de malheur pour les damnés de la terre représentés par les travailleurs des PVD. En effet, à Dacca, au Bengladesh, un bâtiment s'écroule sur des forçats du XXIe siècle qui se tuaient à la tâche pour que des nantis achètent à prix d'or, leur travail qui ne leur rapporte que de quoi subsister. Dans cet enfer, les enfants ne sont pas épargnés. C'est la continuation de la dure condition des enfants des corons mis magistralement en scène par Zola dans Germinal et avant lui Dickens, voire Swift. Il n'empêche! Nous sommes au XXIe siècle, la traite, nous disent les âmes charitables, a été abolie, notamment en France, en 1848. Dans la même semaine, justement, était fêtée en France l'abolition de l'esclavage par Victor Schleicher. Dans ces ateliers où cinq grandes marques de vêtements sous-traitaient la confection d'habillement en jetant des miettes aux esclaves entassées par centaines dans des conditions de salubrité et de sécurité déplorables. Le bilan ne cesse d'empirer depuis l'effondrement d'un immeuble dans la banlieue de Dacca, le 24 avril. Les autorités du Bangladesh ont annoncé que la catastrophe avait fait plus de 1000 morts, après la découverte de nouveaux corps dans les décombres. ́ ́Aujourd'hui nous avons retrouvé 1028 corps dans les débris ́ ́, a détaillé le vice-ministre de l'Intérieur, Shamsul Haque Tuk. ́ ́Nous en sommes à présent à la dernière étape des recherches ́ ́, a-t-il ajouté. «Deux semaines après l'écroulement du bâtiment du Rana Plaza, écrit Peter Symonds, les géants de la distribution qui font produire leurs vêtements au Bangladesh, comme Walmart, Primark, Benetton et d'autres, se sont engagés dans une opération cynique de relations publiques dans le but de prendre leurs distances vis-à-vis de cette tragédie et de préserver leur image et leurs profits. (...) Le Rana Plazza est typique de milliers d'ateliers de misère mal construits et dangereux du Bangladesh, employant des ouvriers à 38 dollars par mois pour produire en masse les commandes de certaines des plus importantes sociétés dans le monde. Une opération médiatique bien orchestrée s'est mise en route dès que la nouvelle de la catastrophe a commencé à se répandre le 24 avril. Les services de relations publiques bien dotés des sociétés directement ou indirectement impliquées ont publié des déclarations exprimant leur «choc» et leur «tristesse» devant les vies perdues.» (1) Décryptant la stratégie diabolique des donneurs d'ordre, il poursuit: «Ces larmes de crocodile et déclarations exprimant le «choc» sont tout à fait hypocrites. La raison même pour laquelle certaines des marques internationales les mieux connues font produire leurs marchandises au Bangladesh, est que ce pays a les coûts les plus bas - non seulement en termes de salaire mais aussi pour ce qui est des frais généraux, dû au manque de réglementation. La sécurité et les normes de construction n'existent en grande partie que sur le papier, étant donné que le gouvernement utilise très peu d'inspecteurs pour faire appliquer les normes et ce, dans un pays qui est notoire pour sa corruption et le paiement de pots-de-vin. Les accidents «homicides» de travail dans l'histoire (...) Les règles sont ignorées et les commandes généralement données en sous-traitance à des ateliers de misère plus petits. (...) L'amplitude même de la catastrophe du Rana Plaza, qui a horrifié les gens dans le monde entier, a forcé certains géants de la distribution à envisager de faire des affaires ailleurs.» (1) S'agissant du prix de la mort, il ajoute que les sociétés refusent. Elles indemnisent d'une façon scandaleuse: «(...) Certaines sociétés comme Primark promettent de payer des indemnités à hauteur d'environ 1200 dollars pour chacune des familles des victimes de la catastrophe du Rana Plaza. Walmart, qui était directement impliqué dans la catastrophe du Tazreen Fashion, a refusé de payer ce qui représente le prix du silence, mais a fait un don de 1,6 million de dollars envers un programme de formation à la sécurité incendie au Bangladesh. (1) Courageusement, l'Union européenne a décidé de sanctionner les victimes en empêchant le Bengladesh de prétendre exporter en Europe, au lieu de s'attaquer au vrai problème qui est celui d'une traite qui est la version dure et noire du capitalisme le plus abject: faire de l'argent sur la sueur, les larmes et le sang des faibles. «L'Union européenne, poursuit l'auteur, agissant au nom des distributeurs européens a publié une déclaration la semaine dernière menaçant de retirer au Bangladesh l'accès commercial préférentiel aux marchés de l'UE. (...) la posture adoptée par l'UE n'a rien à voir avec une amélioration du sort des travailleurs du Bangladesh. (...) Si la préférence commerciale était retirée, ou si des grandes sociétés suivaient l'exemple de Disney, l'effet sur l'économie du Bangladesh serait catastrophique. (1) Il ne faut pas penser que le dernier accident à Dacca est une singularité. Des centaines de morts sont à déplorer chaque fois. Sans remonter jusqu'à la catastrophe de Bhopal en Inde, où le groupe Union Carbide a sur la conscience la mort de 4500 ouvriers, La liste des «accidents» est longue et insoutenable. Vijay Prashad écrit: «Au lendemain de la demande faite par les autorités aux propriétaires de faire évacuer leur usine de confection, l'immeuble s'est écroulé. (...) Les vêtements de marques célèbres y sont cousus, comme le sont les habits que l'on retrouve disposés sur les étagères sataniques de Wal-Mart. (...) Il est intéressant de mentionner que le tribut payé lors de l'incendie de la Shirtwaist Factory de New York en 1911 s'élevait à cent quarante-six personnes. Le bilan est à ce stade deux fois plus élevé à Dhaka. Cet «accident» survient cinq mois après l'incendie de l'usine de confection de Tazreen (le 24 novembre 2012) qui a coûté la vie à cent douze travailleurs au moins. En avril 2005, une usine de confection s'est effondrée à Savar, tuant soixante-quinze salariés. En Février 2006, une autre usine a connu le même sort, tuant dix-huit personnes. En juin 2010, un bâtiment s'est effondré à Dhaka, tuant 25 personnes. Telles sont les «usines» de la mondialisation de ce XXIe siècle - des abris à peine construits où la production s'opère lors de longues journées de travail, à l'aide de machines de piètre qualité et réalisée par des travailleurs dont les vies sont soumises aux impératifs de la production en «just in time». (...) Ce modèle de la sous-traitance a permis à ces firmes de nier toute responsabilité pour ce que faisaient les vrais patrons de ces petites usines, leur permettant de profiter des bénéfices des produits à bas prix sans que leur conscience ne soit entachée par la sueur et le sang des travailleurs. (2) Vijay Prashad nous informe que les Bengalais sont livrés à eux-mêmes, ou plutôt livrés par leur gouvernement aux multinationales qui font ce qu'elles veulent sans aucun contrôle sérieux. Il écrit: «Les travailleurs bangladais ne sont pas aussi bien placés que les consommateurs occidentaux pour le faire. Pas plus tard qu'en juin 2012, des milliers de travailleurs de la zone industrielle d'Ashulia, à l'extérieur de Dhaka, ont manifesté pour réclamer des augmentations de salaire et des meilleures conditions de travail. (...) Les tentatives pour solutionner l'exploitation ont été mises à mal par une pression continue de la part des autorités et par le recours au meurtre. (...) On dénombre en tout et pour tout 18 inspecteurs et inspecteurs-adjoints pour contrôler 100.000 usines sur la zone de Dhaka où sont situées la plupart des usines de confection. Si une infraction est détectée, les amendes sont trop faibles pour initier une quelconque réforme.» (2) Dans le même ordre, le 24 novembre 2012, plus de 120 ouvriers périssaient dans les flammes de l'incendie de l'usine de Tazreen Fashions Limited à Dacca, au Bangladesh. Quelque temps auparavant, le 11 septembre, ce sont 300 personnes qui étaient tuées dans les mêmes conditions dans l'usine Ali Entreprise, à Karachi au Pakistan. Des incendies particulièrement meurtriers, mais loin d'être des cas isolés. Depuis 2005, plus de 700 ouvriers et ouvrières ont été tués dans des incendies, des explosions ou des effondrements d'usines textiles dans la région. Des milliers de personnes demeurent gravement et irrémédiablement blessées. Rien qu'entre novembre et la fin janvier 2013, où un nouvel incendie a tué 6 jeunes ouvrières au Bangladesh, 28 incendies ont été rapportés aux collectifs d'ONG SOMO et Clean Clothes Campaign: 591 travailleurs ont été blessés et 8 ont perdu la vie (1). Ces conditions, associées à des niveaux de salaires extrêmement faibles (0,32 US$/heure au Bangladesh), inférieurs au salaire vital, ont d'ailleurs multiplié les protestations des travailleurs du textile. Au Bangladesh par exemple, les quelque 5000 usines textiles employant environ 3,5 millions d'ouvriers travaillent en grande majorité pour l'Europe (59%) et les Etats-Unis (26%). Le Bangladesh est le deuxième exportateur mondial de prêt-à-porter après la Chine: l'industrie de l'habillement y compte pour 17% du PIB et 80% des exportations du pays» (3) Le coût d'une vie humaine Dans cette traite du XXIe siècle, aucun négrier ne peut se prévaloir d'être correct avec ses esclaves. C'est toujours un rapport de force et ce n'est que sous l'emprise d'un événement tragique que ces multinationales négrières entendent raison en essayant d'éteindre un éventuel conflit par un accord. C'est ce qui vient d'arriver. Adidas nous dit-on, accepte d'indemniser les ouvriers: «L'ancien client de PT Kizone, une usine indonésienne fermée brusquement en 2011, paiera finalement une partie des indemnités d'ancienneté et de licenciement dues aux ouvriers, au risque de faire jurisprudence. En matière de responsabilité sur les filières d'approvisionnement, il n'y a pas que la sécurité dans les usines qui fasse l'actualité. Pour l'association multiparties prenantes Fair Labor Association (FLA), le paiement des indemnités d'ancienneté ou de licenciement quand une usine ferme est un autre «des sujets les plus pressants auxquels sont confrontés les ouvriers des chaînes d'approvisionnement globales». (...) Après avoir approvisionné plusieurs grandes marques dont Adidas, cette grosse usine indonésienne avait été fermée brusquement en avril 2011, le patron s'enfuyant avec la caisse et oubliant de payer les indemnités légales d'ancienneté, ainsi que les derniers salaires. (...) En fait, en dehors d'événements tragiques, le rapport de force est le marché potentiel à perdre. Ainsi, dans le cas Adidas: «Aux Etats-Unis une dizaine d'universités, liées par un contrat de fourniture ou de sponsoring avec Adidas, avaient demandé au fabricant de payer les indemnités, sous peine de voir les contrats rompus. L'une d'entre elles, dans le Wisconsin, avait même intenté une action en justice contre Adidas.» Comment expliquer l'addiction à l'éphémère? Quelle est la singularité d'une chemise normale du même tissu qu'une chemise griffée qui porte en son sein une tragédie de ceux qui l'ont réalisée. Du point de vue du coût du tissu et de la main-d'oeuvre, aucune différence. Ce qui fait la différence, c'est le matraquage de la publicité qui fait que les rapports des prix vont du simple au décuple allant jusqu'à même créer une police pour lutter dit-on, contre la contrefaçon, qui permet de protéger en fait ces «grandes marques» intronisées comme telles dans l'imaginaire des consommateurs sous influence. Ces victimes consentantes du capitalisme présentent une sérieuse addiction au m'as-tu-vu au virtuel au lieu de s'en remettre aux fondamentaux de la vie. L'addiction à l'éphémère: les consommateurs coupables A bien des égards, ces consommateurs de ces produits de luxe, fruits d'une rapine et d'un vol des espérances de millions de besogneux qui pour un salaire de misère risquent leur vie, sont aussi criminels que ceux qui leur ont vendu les produits. Parlant justement du capitalisme, le grand philosophe Lacan écrit: «Le discours capitaliste, c'est quelque chose de follement astucieux (...), ça marche comme sur des roulettes, ça ne peut pas marcher mieux. Mais justement, ça marche trop vite, ça se consomme. Ça se consomme si bien que ça se consume.» «Le monde économique, s'interroge Pierre Bourdieu, est-il vraiment, comme le veut le discours dominant, un ordre pur et parfait, déroulant implacablement la logique de ses conséquences prévisibles, et prompt à réprimer tous les manquements par les sanctions qu'il inflige, soit de manière automatique, soit - plus exceptionnellement - par l'intermédiaire de ses bras armés, le FMI ou l'Ocde, et des politiques qu'ils imposent: baisse du coût de la main-d'oeuvre, réduction des dépenses publiques et flexibilisation du travail? Le but étant d'arriver à une armée de réserve de main-d'oeuvre docilisée par la précarisation et par la menace permanente du chômage. (5) Dans Le Divin Marché, la révolution culturelle libérale, Dany-Robert Dufour tente de montrer que, bien loin d'être sortis de la religion, nous sommes tombés sous l'emprise d'une nouvelle religion conquérante, le Marché ou le money-théïsme. Il tente de rendre explicites les dix commandements implicites de cette nouvelle religion, beaucoup moins interdictrice qu'incitatrice - ce qui produit de puissants effets de désymbolisation, comme l'atteste le troisième commandement: «Ne pensez pas, dépensez!». Nous vivons dans un univers qui a fait de l'égoïsme, de l'intérêt personnel, du self-love, son principe premier. (6) Dany-Robert Dufour pense justement que pour ces consommateurs «drogués» que le «formatage» de l'individu sujet consommateur sous influence, commence très tôt, l'enfant ou plus tragiquement le bébé est déjà un «consommateur sous influence: (...) Ceux qui arrivent aujourd'hui à l'école sont souvent gavés de petit écran dès leur plus jeune âge. (...) (..) Plus rien alors ne pourra endiguer un capitalisme total où tout, sans exception, fera partie de l'univers marchand: la nature, le vivant et l'imaginaire.» (7) Je ne peux terminer sans citer Victor Hugo et son poème sur les enfants esclaves: «Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit? Ces doux êtres pensifs que la fièvre maigrit? Ces filles de huit ans qu'on voit cheminer seules? Ils s'en vont travailler quinze heures sous des meules; Ils vont, de l'aube au soir, faire éternellement. Dans la même prison le même mouvement. Innocents dans un bagne, anges dans un enfer, Jamais on ne s'arrête et jamais on ne joue. Il fait à peine jour, ils sont déjà bien las. Que ce travail, haï des mères, soit maudit! Ô Dieu! qu'il soit maudit au nom du travail même, Au nom du vrai travail, sain, fécond, généreux, Qui fait le peuple libre et qui rend l'homme heureux!» 1. Peter Symonds WSWS https://www.wsws. org/fr/articles/2013/mai2013/pers-m10.shtml http://www.legrandsoir.info/les-societes-mondiales-et-l-ecroulement-d-un-immeuble-au-bangladesh.html 2. V.Prashad http://www.counterpunch.org /2013/04/26/the-terror-of-capitalism/ 1305 2013 3. Béatrice Héraud http://www.novethic.fr/ novethic/rse_responsabilite_sociale_des_ entreprises,ressources_humaines,conditions_de_travail,la_securite_ouvriers_textile_menacee_bangladesh_et_pakistan,139479.jsp?utm_source=newsletter&utm_medium=Email&utm_content=novethicInfo&newsletter=ok 4. Adidas accepte d'indemniser les ouvriers 2.05. 2013 http://www.cleanclothes.org/news 5. Pierre Bourdieu: L'essence du néolibéralisme. Le Monde diplomatique Mars 1998 6. Dany-Robert Dufour: Le Divin Marché, Le Monde diplomatique 02 2001 7. Dany Robert Dufour: L'Art de réduire les têtes, Editions Denoël, Paris. 2003.