Le vote des émigrés est généralement un indicateur de l'intérêt que les électeurs portent à l'élection présidentielle, puisqu'ils ont commencé à voter à partir d'hier dans les consulats algériens à l'étranger. Bien entendu, c'est notre communauté en France qui est le baromètre de la participation au scrutin et qui indique si ce dernier représente un enjeu réel ou pas, parce qu'elle est la plus importante, au point qu'on l'appelle la 49e wilaya. Cela nous amène à nous poser la question : le scrutin du 8 avril présente-t-il des enjeux sérieux pour les candidats et les électeurs ou bien n'est-ce qu'un vote de plus? A voir l'agitation qui s'est emparée des états- majors, et la fièvre qui monte dans le pays depuis des mois, l'institution présidentielle, dans laquelle se concentre l'essentiel de la décision en Algérie, représente une citadelle à prendre coûte que coûte, parce que dans ce pays, c'est le pouvoir politique qui donne accès au pouvoir de l'argent, contrairement à ce qui se passe ailleurs, notamment les pays développés. Le pouvoir politique ouvre toutes les autres portes, celles de la richesse, des biens immobiliers, des containers, des crédits bancaires, des devises, des emplois bien rémunérés et des postes prestigieux dans l'administration, la diplomatie. Ça c'est le scrutin côté jardin, celui des candidats et de leur état-major, mais qu'en est-il du scrutin côté cour, celui des électeurs qui attendent autre chose du nouveau président, c'est-à-dire l'amélioration de leur vie au quotidien, la résolution des problèmes d'emploi, la fin de la violence terroriste, l'approvisionnement au marché avec des prix abordables et la maîtrise de l'inflation, une école moderne et qui forme des générations de cadres compétents au lieu de ces fournées de chômeurs de luxe, des tribunaux qui rendent la justice dans des délais raisonnables, un système de santé qui ne soit pas synonyme de couloir de la mort, une sécurité sociale fiable, la protection des familles à revenu modeste, la défense des libertés publiques et de la liberté de presse et d'expression. Par conséquent, les enjeux ne sont pas les mêmes selon que l'on soit un électeur ou un membre de comité de soutien. Ce qui a changé dans le scrutin de 2004 par rapport à celui de 1995, c'est bien entendu la donne terroriste. Rappelez-vous : «L'urne ou le cercueil» clamait le slogan haineux du GIA griffonné à la hâte sur les murs du pays, aux quatre coins du territoire. Les Algériens, toutes couches sociales confondues, avaient relevé le défi en allant voter massivement, obtenant l'un des taux de participation les plus élevés depuis l'indépendance. La situation a bien changé depuis. Malgré les actes sanglants enregistrés çà et là, notamment l'assassinat de l'imam d'El Harrach et le mitraillage d'une ambulance qui a fait huit morts près de Médéa, on est loin de la tension apocalyptique de 1995, qui connaîtra son point culminant avec les génocides de Bentalha et Sidi Youcef en 1997. Aujourd'hui, on peut dire que grâce à la mobilisation de la population, le travail formidable accompli par les services de sécurité combinés, le terrorisme ne représente plus un enjeu électoral et qu'il a perdu du terrain, même s'il reste à consolider ces acquis sur le terrain de la lutte idéologique contre l'intégrisme qui lui sert de support, pour couper définitivement l'herbe sous ses pieds. Reste le problème de tamazight et de la marginalisation de la Kabylie sous le mandat qui finit. Mis à part Abdelaziz Bouteflika, tous les autres candidats ont promis de trouver une solution à ce problème, Ali Benflis allant jusqu'à promettre de satisfaire la plate-forme d'El Kseur à El Kseur même. Quant à Saïd Sadi, il affirme que cette plate-forme est un segment de son propre programme. C'est dire. Pour ce qui est du candidat-président, sa prestation à l'émission Baramidj de la télévision nationale a été médiocre et n'a pu effacer ses tâtonnements de ces cinq dernières années, aussi bien vis-à-vis de la Kabylie que vis-à-vis de la liberté d'expression. Non seulement il tient des propos peu amènes à l'endroit de la presse écrite indépendante, mais en plus il refuse mordicus d'envisager l'ouverture du secteur audiovisuel à l'orée du troisième millénaire, alors que c'est un vecteur de la modernité, un créneau créateur d'emploi et qui peut être le moteur de la croissance. Par ailleurs, ce chantre de l'économie de marché qu'est Abdelaziz Bouteflika a été incapable d'amorcer le décollage et la modernisation de l'économie nationale, notamment une réforme du secteur financier qui puisse tirer vers l'avant les autres secteurs économiques. On peut donc dire qu'en matière d'enjeux, les candidats manquent cruellement de visibilité et que les électeurs sont encore dans le brouillard. Une campagne électorale menée tambour battant durant 21 jours n'aura pas permis de faire la décantation. On assiste au contraire à une résurgence du régionalisme qui risque d'être préjudiciable à long terme. C'est comme si, en décidant de ne soutenir aucun candidat, l'armée n'avait pas balisé l'arène et défini les règles du jeu. Dans ces conditions, un grand nombre d'électeurs préfèreront soit rester chez eux, soit voter pour la continuité en reconduisant M.Bouteflika, sans réellement situer les enjeux.