Debout: La fille de Kamel Bouchama (à gauche sur la photo), Behdja Rahal (à droite) Assis: Nna El Djoher et Kamel Bouchama «La conscience correspond exactement à la puissance du choix dont l'être vivant dispose» Henri Bergson Très souvent, on dédaigne rendre hommage du vivant de quelqu'un, qui a tant donné dans sa vie, en se distinguant par une conduite exemplaire et un travail colossal dans le domaine qui lui avait été assigné, alors qu'on se bouscule pour l'ordonner à la mémoire de celui, parmi les dignitaires du pays, qui passe de vie à trépas. Et là, en dehors de toutes mesures, ce sont souvent des cérémonies pompeuses qui l'emportent sur la sincérité des sentiments à l'égard du défunt. Et ça se multiplie au rythme des départs dans l'au-delà. La transmission de notre culture Cela étant dit, je voudrais ne pas être de la trempe de ces organisateurs de louanges et de cérémonies apologiques, à partir d'une orchestration savante et sophistiquée. Je voudrais être moi-même et continuer à aimer ceux qui méritent mon estime, mon respect et ma considération. Je voudrais qu'ils sachent, de leur vivant, ce que pensent d'eux les gens honnêtes auxquels je me joins, dans des sentiments de civilité et de reconnaissance. Et alors, j'ai pensé à cette Dame - chez qui la majuscule s'impose - pour lui rendre hommage à ma manière, dans la simplicité, la sincérité et le respect, et dire aux jeunes, qui ne savent rien de leurs aînés, que si leur pays se porte relativement bien aujourd'hui, malgré les secousses répétées qu'il a ressenties pendant plus de cinq décennies, c'est que le mérite revient à ceux-là mêmes qui avaient et ont, jusqu'à l'heure, l'Algérie au coeur. J'ai nommé mon aînée, l'éducatrice et la passionnée du savoir, notre soeur à tous: Nna El Djoher Amhis-Ouksel qui a consacré sa vie à donner le maximum d'elle-même dans des salles de classe et qui poursuit sa mission, présentement, avec les jeunes, à travers la transmission et la célébration de notre culture et notre identité nationales. Ainsi, son combat se situe sur deux fronts, les plus importants aujourd'hui, allez-vous me dire, mais les plus difficiles dans un monde qui ne communique pas assez. Le premier, à cause de l'incompétence des uns et de leur indifférence, le second à cause de l'entêtement des autres à ne pas vouloir s'impliquer naturellement dans l'édification d'une nouvelle société algérienne fondée sur la citoyenneté, la démocratie, et qui aurait pour base la prééminence du droit, le respect de la dignité et la pluralité culturelle. N'est-ce pas beaucoup pour cette incorrigible battante, se demanderaient d'aucuns, cette bonne femme qui, par monts et par vaux, se présente comme l'apôtre du mot juste, vrai, inaltérable et pérenne..., ce mot qui va non seulement à notre génération, mais aussi, aux générations futures? Non! Ce n'est vraiment rien pour cette femme-courage dont le poids des ans n'atténue et ne corrompt aucunement sa volonté et son ambition qui la font plus déterminée en s'engageant avec passion, sans modération aucune, en direction de la jeunesse qu'elle sait potentielle de créations et de changements. Ainsi, je me pose cette question et je me réponds aussitôt car, comment pourrais-je avoir l'ombre d'un doute concernant la force de caractère de Nna El Djoher qui, au premier abord, vous domine par ses capacités et sa hauteur - j'allais dire par son charisme -, de même qu'elle vous séduit par son esprit de discernement et sa clarté sur des questions de principes, immuables, dois-je ajouter? Alors, de sa belle plume, qui contraste avec celles qui vont dans le dithyrambe et la fioriture, elle nous dépêtre de fâcheux souvenirs pour nous engager, avec elle, dans son combat pour la vérité. «Je veux ne plus subir l'aliénation des mots. Je prends conscience subitement qu'il faut briser les carcans et les tabous. Il est temps.» Voilà ce qui est clair, sincèrement dit, dans un verbe aussi pertinent qu'honnête, pour être jeté à nos pieds, nous qui vivons nos problèmes et nos maux au quotidien, mais qui, parfois, nous ne voulons pas nous mouvoir dans le sens de la réalité et de l'authenticité et, par conséquent, dans le sens de la délivrance. «Je me devais de réaliser ce travail...» Mais avant de nous lancer dans les profondeurs de sujets brûlants, ceux de notre identité nationale, par exemple, voyageons avec Nna El Djoher, militante de la littérature algérienne, dans le vaste monde de la pédagogie, qu'elle connaît très bien pour l'avoir vécu, pendant sa longue carrière d'éducatrice. Elle dit au cours d'une interview concernant le sujet: «La littérature algérienne reste parfois méconnue par nos jeunes, et Dieu seul sait qu'elle est riche et mérite d'être rappelée.» En effet, qui mieux qu'elle pourrait dire plus ou..., moins, quand le système de base, c'est-à-dire l'enseignement, ne se distingue pas par ses lettres de noblesse. Madame Amhis, tout comme feu son époux, lui aussi inspecteur général, fervent amoureux d'une saine pédagogie, qui militait «pour un enseignement définitivement et spécifiquement algérien», voyait que le destin - sur ce plan - basculait en notre pays. Il continue, jusqu'au jour d'aujourd'hui, malgré de grands efforts de la part de bonnes volontés qui existent quand même. L'enseignement se délabre ou se trucide, c'est selon, mais Nna El Djoher est là, passionnément là, luttant de toutes ses forces, en essayant de sauver les meubles, parce que les élèves, la classe, la craie, le tableau noir, c'est elle. Elle se confond avec l'école, le lycée, l'université, en somme avec tous ces sanctuaires du savoir. Elle s'intègre et s'identifie à l'ambiance éducative, avec une parfaite symbiose, au point d'en devenir indistincte, comme à l'horizon où la mer se confond avec le ciel. Alors, prenant son bâton de pèlerin, Nna El Djoher va vers un véritable travail de réappropriation du patrimoine littéraire algérien, pour le mettre aux mains de jeunes qui sauront - et elle en est consciente et confiante - en faire bon usage quand ils s'appliqueront assidûment à la lecture. «Je pense que pour établir une forme de continuité, je me devais de réaliser ce travail», dit-elle. Et ce travail, qui est éminemment ingénieux, fécond et nécessaire, porte sur la présentation, l'étude et l'analyse des ouvrages qui font la littérature algérienne, tout en simplifiant leur compréhension à des jeunes qui auront tout à gagner, s'ils mettent leur volonté, parce que pareille initiative, ils ne la trouvent pas, aujourd'hui, en milieu scolaire. C'est une forme de pédagogie qui les encourage à aller vers la lecture et, par conséquent, vers cette formation continue par le livre, produit noble et moyen didactique, qui rapproche et éduque. «J'essaie de leur apporter le contenu de l'oeuvre pour qu'ils sachent de quoi l'on parle et ensuite je dégage une thématique pour faire l'ancrage sociopolitique pour savoir dans quel contexte le roman a été écrit», affirme-t-elle. Ainsi, la magie de l'éducatrice Djoher Amhis-Ouksel, est qu'elle fait aimer aux jeunes lecteurs les meilleurs ouvrages qu'elle interprète dans un style des plus talentueux. Parfois ses lectures - disons ses commentaires - vont au-delà de la beauté littéraire de l'oeuvre elle-même. Elles vont «vers la vie, là où des regards non initiés et peu réfléchis ont pu voir arriération, retard», comme écrivait Arezki Nekka, en préfaçant Taâssast, une étude de La Colline oubliée de notre chère littérateur. Enfin, pour ce qui est de ce chapitre de sa vie, Nna El Djoher «n'a nul besoin d'une gloire usurpée», comme disait Malraux du combattant Jean Moulin. Ce n'est pas elle qui a créé l'école, mais c'est elle qui, incontestablement, a fait le bel enseignement et milite pour faire aimer la lecture aux jeunes et aux moins jeunes..., que nous sommes! Le chant de la sittelle, chant de l'existence Parce que pétrie du limon de notre majestueux Djurdjura, où culminent les qualités morales de nos ancêtres qui lui donnent cette forte personnalité dans son comportement, dans ses sentiments d'honneur et de vertu, de fierté et de bravoure, partout et toujours..., dans la lumière comme dans les ténèbres, Nna El Djoher a refusé le diktat qui s'est imposé insidieusement, à la femme, il fut un temps, au détriment de la liberté d'être. Son refus n'est pas silencieux, du fait qu'elle proclame franchement et nettement sa négation, à travers ses écrits où elle revendique, comme elle l'explique simplement, «ce langage qui la libère en tant que personne». Oui, elle a dit, en l'écrivant proprement et dignement - vous m'excuserez tous ces nobles adverbes, car ils se collent à elle naturellement, et elle les mérite -, au moment où d'autres se taisaient ou se terraient, c'est selon. Ne trouvons-nous pas dans ses propos que bon sens et détermination? Jugeons-la à travers cette réflexion poétique qui, en fait, est un plaidoyer qui coule de source... «Est-ce que s'affirmer c'est s'opposer? Je ne cherche ni à dominer, ni à écraser, ni à mépriser. Je veux être moi.» Et elle reprend de plus belle...: «Vous qui m'avez étiquetée, savez-vous au moins ce que nous pensons de vous? Non, parce que nous avons du respect pour l'autre et c'est pour cela que nous nous taisons...» Constatez cette audace dans le verbe, doublée d'une pédagogie de respect qui en dit long sur son éducation à laquelle s'ajoute beaucoup de courtoisie! N'est-ce pas qu'il est au fond de cette Dame un principe inné de justice et de vertu, comme disait J-J. Rousseau? J'ai pris ces quelques extraits de son ouvrage, Le Chant de la Sittelle, un travail autobiographique qui éclaire le lecteur sur ses sentiments vis-à-vis d'une société complexe où elle a dû aller avec des mots vrais, dits dans la plénitude de leur perception, en espérant un possible changement. Et qui nous empêche d'espérer quand Titem ou Djouhou, qui n'est autre que l'auteure, explose dans cette oeuvre où le chant de l'existence, un chant chargé de merveilleux symboles, nous raconte tour à tour, «ce cri de révolte» où «son histoire est l'engagement d'une femme de culture, une femme d'une culture qui va traverser les décennies, l'histoire et ses affres avec un regard lucide et critique sur le rapport à la femme», comme la présente Téric Boucebci dans sa préface? Oui, qui nous empêche d'espérer...? Titem, Nna El Djoher, n'est-elle pas née sur une «Terre maternelle, élevée dans le respect de la personne humaine et fière de son histoire, de sa culture, de son identité», pour ne pas reprendre dans sa révolte, en un combat au quotidien, quand elle nous convainc qu'«il est des chants qui bercent. Il est des chants qui luttent. Des chants profonds, pour une symphonie humaine...»? Fière de son histoire, de sa culture, de son identité Dans toute son action, plutôt dans son combat, Nna El Djoher nous invite à une observation plus attentive et plus réfléchie de cette société berbère, longtemps incomprise et qui, pourtant, a de quoi se faire prévaloir et s'enorgueillir par sa grande richesse organique ou ethnique et son authenticité culturelle qui va dans les profondeurs de l'ancestralité. Et elle n'en démord pas. Elle insiste et persiste pour montrer cette société à l'échelle humaine, sans pour autant vouloir l'idéaliser. «C'est peut-être là un grand mérite. Le seul mérite. Nous avons le sens très précis de l'honneur, du courage et de la vertu... Nous sommes pleins de bonnes intentions...», s'inspire-t-elle de Mouloud Feraoun dans «La terre et le sang». Nna El Djoher, grand-mère volontaire et pugnace qui, malgré son âge, prend le bus, le train, le taxi, pour être à l'heure, à ses rendez-vous, à travers le pays, n'est pas de celles qui se plaignent de leurs rhumatismes. Cependant, si elle les supporte, elle supporte moins les autres «pathologies», dans leur ténacité et leur persévérance, au sein de notre société. Car l'occultation de nos origines - profondes dans l'Histoire - et l'acceptation de ce phénomène d'aliénation deviennent une lâcheté impardonnable. Voilà donc pourquoi elle s'indigne à juste mesure de cette abomination, et nous avec elle... Ainsi, Nna El Djoher, fière de son Histoire, de sa culture, de son identité, ne s'est jamais accommodée de la «chose interdite». Et elle le prouve, au quotidien, sur le terrain de la réalité. C'est de cette façon que militent les authentiques défenseurs de l'identité algérienne et adeptes du courage et de la détermination. Et Nna El Djoher va «retrouver ce que l'on croyait disparu»..., elle va retrouver sa sittelle, qui existe et qui chante en solo... «Comment, dit-elle, ne pas faire le rapprochement avec le chant profond de notre terre, le chant d'existence. Chant de la montagne, chant du pays tout entier qui retrouve sa vibration première?» Belle allusion, n'est-ce pas? C'est tout cela Nna El Djoher, Madame Amhis-Ouksel, que l'on respecte dès la première rencontre et à qui nous disons, pour la convaincre que ses aspirations sont celles de tout un peuple..., qu'elle a raison d'y croire... Car, demain, quand la démocratie, la vraie, la justice, la juste, et l'Etat de droit, conditions propices à une émancipation saine en notre pays, seront bien parmi nous, nous aussi aurons cet espoir que les coeurs deviennent plus tendres et les esprits plus larges pour contenir ces revendications légitimes de Nna El Djoher et des millions d'Algériens qui attendent qu'on leur dise, franchement, hautement, qui sont-ils, depuis la nuit des temps. En attendant, je souhaite bonne année et longue vie à Nna El Djoher, ainsi que pour toute sa famille et l'assure de ma grande admiration, de mon profond respect et de mes plus fidèles pensées.BR * Ancien ministre, ambassadeur, auteur