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Contradictions, dites-vous?
ISLAM, MONDIALISATION ET DEMOCRATIE
Publié dans L'Expression le 08 - 06 - 2004

Il y a pratiquement dans les pays arabes autant de techniques machiavéliques de prise du pouvoir qu'il y a de pays.
L'Islam, en tant que vécu, est extrêmement varié et pluriel dans les différents pays, allant d'un islam orthodoxe élitiste à un islam (sinon des islams) populaire(s) et syncrétique(s). Enfin, devant cette diversité, l'Islam, comme corps doctrinaire reproduit en termes idéologiques, est récupéré et reconstruit par les partis politiques qu'ils soient au pouvoir ou dans l'opposition. Les premiers l'utilisent pour contester et délégitimer l'ordre politique imposé et donc pour s'auto-légitimer; les seconds en usent pour légitimer leur pouvoir, et donc contribuer à sauvegarder le régime dont ils profitent.
Par ailleurs, le monde musulman comprend plus de 1,2 milliard d'individus dont à peine 300 millions d'Arabes. L'axe religieux a définitivement basculé vers l'Islam asiatique. Et à ce propos, devons-nous imputer la réussite économique de la Malaisie avec des taux de croissance dont rêvent les pays européens, et dans une certaine mesure la réussite de l'Indonésie et de l'Inde, à l'Islam? Devons-nous, aussi, imputer aussi à l'Islam la réussite scientifique et technologique du Pakistan à l'Islam? Ou doit-on honnêtement faire notre mea culpa à des degrés divers en tant qu'Arabes en laissant imputer nos tares et notre façon de continuer à faire tout faux à l'Islam. La faute est donc en nous. Il y a de larges secteurs de la société civile du monde arabo-islamique qui aspirent à la démocratie. Pour asseoir le peu de liberté dans les différents pays arabo-musulmans, il a fallu aux sociétés civiles, des sacrifices énormes en vies humaines et en efforts continus.
A côté de ces combats sans fin pour plus de justice et de démocratie, le plus grand drame des sociétés arabes vient des «intellectuels organiques» au sens d'Antonio Gramsci. Ces derniers, pour quelques pièces d'or ou quelques petits pouvoirs visant à satisfaire leur ego, légitiment les pouvoirs en place et ne font que rendre un énorme service à ces despotes qui gouvernent avec le glaive. Ils trahissent ainsi les démocrates arabo-musulmans aspirant à la fondation de gouvernances démocratiques dans le monde arabe.
Les mécanismes de la résistance à la démocratie.
Pour expliquer la résistance à la démocratisation dans le monde arabo-islamique, nous privilégions la variable politique. Plusieurs variantes de prise du pouvoir sont à noter, il y a pratiquement dans les pays arabes autant de techniques machiavéliques de prise du pouvoir qu'il y a de pays. Les hommes politiques au pouvoir sont des minorités politiques nationales remplaçant l'ancienne minorité coloniale qui était aux commandes. Elles se comportent comme des clans fermés au reste d'une société profitant du peu qui reste du gâteau national qu'on lui laisse. Ces dirigeants ont mis le peuple au service de l'Etat, et non le contraire, comme en Occident moderne où on a construit des Etats au service de la Nation. Pour ces dirigeants se recrutant, en général, à l'intérieur des mêmes groupes sociaux ou claniques - la fameuse 'accabbya - dont parle Ibn Khaldoun, leur permet une mainmise exclusive sur l'Etat. Cette position dominante leur permet d'asseoir leur pouvoir et leur autorité sans partage, tout comme elle leur permet de contrôler et de clientéliser les autres groupes sociaux assujettis de gré ou de force et qui, pour la plupart, souffrent d'une politique d'analphabétisation volontairement organisée. Pour les pouvoirs en place, établis, en général, depuis les indépendances, chaque ouverture politique réelle et chaque pas vers la démocratisation équivalent à une perte graduelle de leur pouvoir politique, au profit des masses considérées et traitées comme sujets dépourvus de citoyenneté effective, et donc privés de droits fondamentaux protégés contre tout arbitraire et en toute occasion. Aussi cette démocratisation graduelle équivaut-elle pour ces élites au pouvoir à une perte de leur monopole exclusif des richesses de leur pays considéré comme une manne privée.
«Devant la fermeture hermétique, écrivent Aziz Enhaili et Bassam Adam du système politique, la frange des contre-élites non compromise pourra être tentée par le recours à la violence politique. Ceci ne pourra que conforter la position et la propagande des élites au pouvoir qui y verront une occasion en or légitimant davantage, au niveau international, la fermeture du champ politique et sa gestion par la violence. Cette pratique ne fera que renvoyer aux calendes grecques tout espoir d'une ouverture politique réelle, aussi limitée soit-elle. Ici on peut penser, entre autres, au cas algérien».(4).
«Tout ceci démontre bien que les différentes affirmations sur le fait que l'Islam impliquerait la dictature ne tiennent pas. Il faut donc chercher la résistance à la démocratisation dans la région arabo-islamique du côté des élites au pouvoir qui lui sont hostiles. Dans ce contexte d'interconnexion entre les régimes autoritaires en terre d'islam et l'Occident démocratique et en fait chantre des droits de la personne occidentale, comment peut-on réellement croire à la démocratie et aux droits de l'Homme en terre d'Islam quand les démocrates arabo-musulmans et de larges secteurs de la société civile et de la communauté politique nationale voient que ce même Occident soutient farouchement, notamment pour des raisons économiques, ces mêmes dictatures qui ne font que réprimer les démocrates et différer pour longtemps toute démocratisation réelle des régimes en place?».(4).
Samuel Huntington, qui a lancé le dangereux mot-clé de «choc des civilisations», disait récemment à juste titre que si les terroristes veulent imposer ce choc par la force, la civilisation, elle, doit l'éviter. Le troisième défi, le plus long à gérer, consistera à chercher comment engager un vrai «dialogue des cultures et des religions», c'est-à-dire un dialogue bien compris. Les progrès de la mondialisation mènent à un échange plus intense entre les diverses cultures, échange fréquemment souhaité et fructueux, mais tout aussi souvent imposé et générateur de conflits. Pour obtenir le minimum et le plus important - la coexistence pacifique -, il nous faudra apprendre à supporter les divergences en matière religieuse et les tensions interculturelles.(5).
En Occident on pense, le croyons-nous à tort, à l'instar de Bernard Lewis, que tout est de la faute de l'Islam. Wolfang Thierse, orientaliste allemand, abonde dans le même sens en écrivant: «Pour l'Islam, la plus grande exigence est la confrontation avec l'ouverture d'esprit occidentale, la sécularisation et la liberté religieuse. Ce parcours qui a abouti à la séparation de l'Eglise et de l'Etat, le rationalisme a mis des centaines d'années à s'établir en Europe et on le réclame à présent à une vitesse éclair des sociétés islamiques. Reconnaître que c'est inacceptable ne signifie pas vouloir en épargner les sociétés islamiques. Mais cela signifie reconnaître que chaque pays doit trouver sa propre voie vers la modernité. De nombreux islamistes considèrent non sans inquiétude nos sociétés et le fait évident que la mondialisation et l'individualisation, les deux côtés d'une même médaille, menacent aussi la cohésion religieuse et culturelle du monde occidental».
Conclusion
En fait, et en définitive, nous devrions nous interroger pourquoi les pouvoirs des pays industrialisés, eux qui sont férus de droits de l'homme, n'aident pas à faire émerger les sociétés civiles dans les pays arabes. Si on veut réellement éviter le clash prévu par Samuel Huntington, il faudra bien qu'enfin, on ne conforte pas les régimes en place qui, pour la plupart, sont venus au pouvoir d'une façon illégitime. A titre d'exemple: dans tous les forums et discussions interétatiques et avec les grands ensembles, seuls les intérêts financiers et économiques, voire énergétiques priment. A une rencontre organisé, par la fondation Ebert et le Centre international des études d'El Khabar, le débat qui a vu la participation du député européen Yannis Sakelleriou a porté principalement sur les aspects techniques de la mondialisation. La dimension humaine a été, on l'aura compris, soigneusement évacuée.
On comprend dès lors, la position de certains intellectuels occidentaux qui tirent la sonnette d'alarme. Ainsi, Wolfang Thierse écrit: «La solidarité de tous les peuples, qui, à des degrés divers ont des destins liés». «Si nous ne veillons pas, écrit-il, à ce que les populations des régions les plus déshéritées du globe puissent aussi vivre en sécurité sur les plans matériel, social et culturel, notre propre sécurité sera également menacée. Face à cette menace existentielle, nous avons commencé à nous poser des questions: comment vivre en ayant conscience de la vulnérabilité de la modernité hautement technicisée?»
«Qu'est-ce qui crée une «sécurité commune»? De quelle nature doit être l'ordre mondial civilisé pour pouvoir s'imposer en tant qu'ordre juridique? La faim, la pauvreté, la destruction de la nature et les sensations d'impuissance et de manque de perspectives qui en découlent sont la plus grande menace qui soit pour un univers pacifique. Le fossé qui sépare les gagnants des perdants de la mondialisation ne cesse de se creuser. Si les gens pensent que leur propre culture est évincée, leur religion bafouée, leurs liens dissous, leurs réactions suivront des mécanismes bien connus, également en Occident»(5).
En définitive, indépendamment de l'interprétation des textes sacrés qui doit revendiquer les conquêtes positives de la science, il est, de notre point de vue, injuste d'imputer à l'Islam les retards temporels et les errements du monde arabe. La responsabilité la plus lourde est à imputer, d'abord aux différents pouvoirs qui refusent l'alternance démocratique, le débat contradictoire et l'ouverture démocratique. La faute est aussi celle d'un Occident omnipotent, installé dans son confort, ses certitudes et qui, sans état d'âme, pille les pays vulnérables, et s'étonnant que les malvies constatées de l'Atlantique au Golfe débouchent sur des révoltes de jeunes qui prennent pour étendard l'Islam considéré comme le dernier rempart que l'Occident et ses prophètes leur demandent d'abandonner.
(4). Aziz Enhaili et Bassam Adam : Islam et démocratie dans le monde arabo-islamique Confluences Méditerranée Printemps 1999.
(5) Wolfgang Thierse : Ce qui nous est propre et ce qui nous est étranger. http://www.magazin-deutschland de/content/archiv/archiv-frz/02-02/art7.html.


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