«Les murs de la mosquée éblouissaient avec leur réverbération blanche.» Louis Marie Julien Viaud Je savais bien qu'en jetant un regard en arrière pour retrouver le portrait du premier photographe du village, j'allais immanquablement me retremper dans l'atmosphère paisible qui avait prévalu avant la guerre et que ma mémoire allait faire ressusciter les décors et les personnages qui ne sont plus à présent. Un village, ce n'est pas seulement cet entassement désordonné, mais compact de vieilles masures qui se sont unies pour faire corps dans le seul but de dérouter l'étranger, mais c'est aussi les nombreux lieux ouverts à tout le monde et qui donnent au village sa singularité: la djemaâ, la mosquée (le village n'avait jamais connu l'ombre d'un clocher d'église), le cimetière, la fontaine, le café maure, l'école et les rares ateliers d'artisans où se retrouvent souvent quelques amis pour deviser du temps qui passe. Si, l'installation d'un photographe pouvait représenter un petit pas dans le XXe siècle, ailleurs, les traditions avaient la peau dure: il y a la modeste mosquée plantée au milieu du cimetière, faite toute d'un bloc d'un blanc immaculé avec son minaret qui émerge d'entre les arbres et qui domine les masures environnantes. Pour s'y rendre, il fallait traverser le petit cimetière en évitant soigneusement de ne pas marcher sur les tombes, petits monticules de terre entourés de pierres d'une inégale grandeur. La mosquée, outre sa mystérieuse cave qui terrorisait les petits enfants que nous étions, parce qu'on entreposait là les deux brancards qui servaient à la toilette et au transport des morts, avait quelques dépendances: trois salles d'eau situées sous la zaouïa et un superbe jardin entouré d'une haie de grenadiers et arrosé par une vieille noria qui égrène sa sempiternelle plainte humide faite de godets qui cliquètent. Entre la mosquée et la zaouïa attenante composée de deux ou trois vastes pièces destinées aux rares élèves dont la vocation était de devenir imam. Eh bien, à l'heure où le photographe éblouissait ses clients à coups d'éclairs au magnésium, à l'heure où les écoliers brandissaient leurs ardoises à la face de l'instituteur laïc, dans la bonne vieille zaouïa, les élèves utilisaient toujours la planche de bois sur laquelle ils écrivaient les sourates qu'ils devaient apprendre par coeur. On pouvait les voir et les entendre égrener leurs textes, assis en tailleur au pied du figuier qui a poussé à la porte de la mosquée. Le matin, après sa prière et un petit-déjeuner très frugal, l'élève devait se rendre auprès de l'imam pour lui réciter et lui faire expliquer le texte de la veille. Ensuite, pour effacer le texte appris et assimilé, il s'empressait d'aller laver la planche de bois à grande eau en la frottant avec un résidu sec et rugueux prélevé sur le palmier qui a été planté là comme par hasard. Il enduisait la planche de marne grise et la laissait sécher au soleil. Cela ne durait pas longtemps: il se mettait ensuite à écrire le texte suivant à l'aide d'un qalam taillé dans le roseau ou dans le bambou qu'il trempait dans une encre fabriquée à partir de la laine brûlée. L'écriture n'était pas tout à fait noire: elle était d'un ton situé entre le marron et le noir et elle avait le pouvoir de durer tant que la planche n'était pas exposée à l'eau. Si la mosquée regroupait tous les vendredis les représentants de la communauté, la zaouïa eut un rôle non négligeable dans la mobilisation des esprits durant la fameuse grève scolaire de 1956: tout le monde mit la main à la pâte et au porte-monnaie pour restaurer et agrandir l'institution qui eut un passé glorieux.