Halte à la zaouïa de Timizar, fondée vers la moitié du 17e siècle. L'établissement a vécu moult soubresauts depuis la disparition de son dernier chef en 1998. Une grande fitna opposa la famille gérante au village. S'ensuivit une véritable “révolution démocratique”, faisant de la zaouïa de Sidi Mansour un parfait exemple de conciliation entre tradition et modernité. Timizar. Nous sommes à une quarantaine de kilomètres du chef-lieu de wilaya, à une dizaine de kilomètres à l'ouest de Fréha. Les routes sont défoncées et cahoteuses. Un vrai labyrinthe de chemins vicinaux. Un minaret émergeant au milieu du village nous servira de repère. Une quiétude monastique enveloppe les lieux. Le tombeau de Sidi Mansour attire le premier notre attention. Il est situé juste à l'entrée de la zaouïa, dans une cour intérieure attenante à la mosquée. Hadj Mustapha vient à notre accueil avec un large sourire. Il nous invite d'emblée à un excellent couscous. Hadj Mustapha Mahieddine est le président de l'Association religieuse de la zaouïa de Sidi Mansour nath Jennad. L'homme descend directement de l'un des maîtres de la zaouïa qui a vécu au dix-neuvième siècle, le cheikh ou M'hiddine. En guise de costume d'apparat, notre aimable hôte arbore juste une âraqia blanche, à l'ancienne. A l'instar de la plupart des saints qui se sont établis en Kabylie, Sidi Mansour n'est pas originaire du village où il a été enterré. Il est venu dans la région vers 1632 et a passé les quinze dernières années de sa vie dans l'hospitalité des Ath Jennad, après leur avoir épargné le paiement d'une dîme (gharima) à Ahmed Oul Qadhi dit Soltane Koukou, un roitelet de la région d'Ath Yahia (Michelet), à la solde du beylicat turc. La zaouïa de Sidi Mansour est classée deuxième en Kabylie, après celle de Chorfa n'Bahloul. Elle prodigue un enseignement coranique à l'attention de 60 tolba issus de 14 wilayas. “Il fut un temps où l'on recevait jusqu'à 200 tolba”, dit Hadj Mustapha. Structurée en internat, la zaouïa comprend outre la mosquée et la koubba, cinq dortoirs pour loger les tolba, ainsi qu'un magasin, un réfectoire et des salles de cours. La zaouïa de Sidi Mansour présente ceci de particulier qu'elle est la plus “démocratique” de toutes. Comme quoi, les mutations politiques qu'a connues notre pays n'ont pas épargné ces lieux souvent présentés comme des foyers de conservatisme et d'hégémonie. Il faut noter, en effet, que c'est une association citoyenne qui dirige la zaouïa. Hadj Mustapha explique : “Notre association compte des représentants des neuf grandes familles du village. En outre, il a été constitué un comité de coordination qui veille sur les intérêts de la zaouïa, et qui comprend deux représentants de chacun des 56 villages que compte l'arch des Ath Jennad.” Une longue querelle opposait une partie du village aux anciens gérants de l'établissement, en l'occurrence la famille Daoui. D'après un document relatant l'historique de la zaouïa, la famille Daoui se serait installée dans le village de Timizar vers 1855. Le cheikh Mohand Saïd Daoui est désigné comme imam de la mosquée de Timizar et chef de sa zaouïa en 1863. La famille Daoui va diriger l'établissement jusqu'à juillet 2002. Le 11 juillet 2002, l'association religieuse, appuyée par la population, s'empare de la zaouïa, et évince le dernier représentant de cette famille. Depuis 1863 donc, la direction de la zaouïa était léguée à l'aîné des héritiers mâles de la famille. De 1957 à 1962, la zaouïa sera confisquée par l'armée française qui en fera un camp d'hébergement pour ses soldats. “Depuis sa fondation, la mosquée a été reconstruite six ou sept fois”, dit Hadj Mustapha. En 1968, les sages du village se sont réunis et ont remis les clés de la zaouïa au cheikh Mohand Saïd Daoui le Second. Celui-ci prendra les rênes de l'établissement jusqu'à sa mort en 1998. Malgré quelques couacs, les villageois n'ont pas eu à se plaindre de sa gestion. “En tout cas, il associait toujours les gens du village aux affaires de la zaouïa, contrairement à ses successeurs”, dit Akli Bouache, secrétaire général de l'association religieuse. 1998. La succession est ouverte. Les sages du village se réunissent de nouveau. Ils saisissent la famille Daoui et lui demandent de désigner un cheikh parmi eux. Les membres les plus en vue de la famille se réunissent chez l'imam de la mosquée, cheikh Rachid Daoui, et c'est ainsi que le cheikh Youcef Daoui est désigné comme chef de la zaouïa. “Mais cela ne l'autorisait pas à disposer de l'établissement à sa guise. Nous lui avons de suite posé nos conditions, à savoir qu'il devait coopérer avec nous”, précise Akli Bouache. Les choses ne se passeront pas tout à fait comme cela. Une fitna va bientôt éclater, d'un côté entre les Daoui et le reste du village, de l'autre, entre les différents clans de la famille gérante qui ont, chacun, des prétentions sur la zaouïa et sur ses terres. Le président de l'association religieuse, Hadj Mustapha, ainsi que son secrétaire général, Akli Bouache et autres notabilités locales s'accordent à situer l'enjeu de ce triste dérapage dans la volonté d'avoir la mainmise sur les 75 hectares de terre rattachés à la zaouïa à titre de biens habous, et que des membres de la famille gérante revendiquent comme étant une propriété privée. “Ils se sont basés sur un simple papier qui remonte à l'époque coloniale, établi le 2 novembre 1945 par l'administrateur d'Azzefoun, dit Akli Bouache, document à l'appui. “Or, les représentants du arch des Ath Jennad qui connaissent mieux que quiconque la zaouïa de Sidi Mansour et ses terres habous pour avoir été, durant des siècles, à travers des générations successives, les principaux, pour ne pas dire les seuls à assurer la vie, le fonctionnement et le développement de la zaouïa de Sidi Mansour, et pour avoir, avec leurs dons en espèce et nature, pris en charge des centaines de tolba, acquis des terres au profit de la zaouïa, et les avoir travaillées en touiza, avec ferveur, savent quels sont les biens de la famille Daoui et quels sont ceux des habous de la zaouïa”, lit-on dans un PV consignant une AG du comité religieux des Ath Jennad, tenue le 10 mai 2001. “L'origine de ce différend est à chercher dans la gestion catastrophique des intérêts de la zaouïa de la part de la famille gérante, alors, tout le village a décidé à l'unanimité de réagir et de reprendre en main quelque chose qui, après tout, lui appartient”, explique Hadj Mustapha. “La famille gérante avait fait de la zaouïa une propriété personnelle. Nous sommes en 2003. Les mentalités ont changé. Une zaouïa ne se lègue plus par voie héréditaire. La gestion occulte, c'est fini ! Nous sommes en démocratie. Notre but maintenant est de redonner vie à la zaouïa et faire en sorte qu'elle redevienne ce centre de rayonnement culturel et intellectuel qu'elle était autrefois”, souligne-t-il. En somme, de 1998 à 2002, la zaouïa sera en proie à une grande anarchie, si bien que sa réputation s'en est trouvée éclaboussée. L'usage ostentatoire des dons qui pleuvent sur la zaouïa finit par sortir les sages du village de leurs gonds. C'est ainsi que l'association est créée le 28 septembre 2000. Elle devra attendre plus d'une année, exactement janvier 2002, pour obtenir son agrément. Sitôt l'ayant arraché, elle a signifié à la famille Daoui de restituer la zaouïa au village. Les choses se gâtent. Le 20 juin 2002, une réunion se tient à Fréha où il sera décidé d'envahir la zaouïa, après avoir avisé le wali, la direction des affaires religieuses, ainsi que les maires des communes limitrophes. “Ce qui est regrettable dans tout cela, c'est que nous avons à maintes reprises invité les Daoui à s'associer à nous dans le comité de village. Nous leurs avons tendu la main pour une réconciliation. Ils n'ont jamais daigné nous montrer la moindre considération”, dit Akli Bouache. Outre la question litigieuse des prétentions sur les terres, la gestion financière de la zaouïa n'a pas manqué de susciter l'indignation des villageois. “A un moment donné, l'imam de notre mosquée qui était lui-même un Daoui, était révolté de voir des gens de sa propre famille changer de voiture à leur guise, ouvrir une supérette à Fréha, monter des villas. Il y avait de quoi se poser des questions. Les finances de la zaouïa étaient gérées dans l'opacité la plus totale”, affirme Akli Bouache. “Cette zaouïa a drainé des milliards”, dit le président d'une association de parents d'élèves. Le secrétaire général ajoute : “Il faut voir le nombre de visiteurs qui viennent les jeudis et les jours de fêtes religieuses. Les mouhssinine ne tarissent pas de bienfaits en tous genres. Nous avons reçu pas moins de 96 têtes de moutons et trois bœufs depuis notre arrivée. Les élèves ont droit à un demi-mouton chaque jour.” A titre d'indication, cheikh Mustapha Mahieddine nous confie que, récemment, un bienfaiteur a légué 100 millions de centimes à la zaouïa avant sa mort. Le 11 juillet 2002, l'association mène donc un véritable coup d'Etat. Il a fallu l'intervention du ministre des Affaires religieuses, M. Ghoulamallah, pour éviter un bain de sang. Aujourd'hui, la zaouïa semble enfin réconciliée avec son village, et n'aspire qu'à reprendre la place qui était la sienne, celle d'un espace pacificateur et gardien de l'islam traditionnel. L'affaire “Sidi Mansour”, doit-on souligner, a finalement été portée devant les tribunaux, et l'association religieuse se bat actuellement pour que les terres de la zaouïa soient déclarées biens habous, avec acte notarié scellant définitivement leur sort. Le descendant du maître Ou M'hiddine affiche de grandes ambitions pour moderniser l'établissement. “S'il faut qu'on informatise l'enseignement du Coran, on le fera. Je suis même prêt à ouvrir une section pour les femmes”, promet-il. Signe des temps : l'homme arbore un téléphone portable. Pour preuve de son ouverture, il n'hésitera pas à autoriser Louiza à prendre en photo les tolba à l'intérieur de la mosquée. Elle sera ainsi probablement la première femme-photographe à faire ce travail. Elle en était comblée. En prime, cheikh Akli offrira une écharpe, en guise de souvenir, à notre collègue. Il aura, au passage, cette réflexion à la bouche : “Nous avons besoin de vous. C'est un travail de mémoire. Nous avons voulu organiser une exposition l'autre jour, et tout ce qu'on a trouvé à montrer aux visiteurs, c'était un vieux messhaf qui date de 1830. Il faut laisser une trace aux générations futures, chose que nous n'avons pas trouvée à notre arrivée. Il faut suivre la flèche. Il faut être de son temps.” M. B.