La naissance d'un jeune prince au palais de Fès, en 1910, écrit Jean Lacouture, ne devait pas retenir l'attention du mémorialiste, dans le tumulte sanglant qu'était alors l'Histoire du Maroc. Aucun observateur étranger ne signale qu'un troisième fils est venu égayer le foyer royal de Moulay Youssef, frère du sultan Moulay Hafid. C'est ce moment caractérisé le plus souvent par des guerres fratricides que choisirent l'armée espagnole pour élargir entre Ceuta et Mélilla la tête de pont qu'elle possède dans l'empire chérifien, et les agents allemands pour s'insinuer autour de Safi et dans le Sous avant que la Panther ne mouille dans la rade d'Agadir. Mais c'est surtout la France, fera remarquer l'auteur de Cinq hommes et la France, qui s'apprête à substituer son autorité au pouvoir qui s'effondre dans le tumulte. C'est dire dans quelle conjoncture politique et militaire est intervenue cette naissance que l'heureux papa appela Mohammed, avant de le confier à un précepteur d'origine algérienne du nom de Si Mammeri à qui il doit sa formation et sa sagesse politiques. Quand Moulay Youssef meurt en 1927, le prince Mohammed a 17 ans à peine, et une santé des plus précaires. Le maillon faible en quelque sorte d'une dynastie où les instincts guerriers sont déifiés, accablé par un environnement qui ne le courtise pas pour autant, il sera, contre toute attente, choisi par les Français pour assurer la succession de son défunt oncle. Un choix non dénué d'arrières pensées, puisque à la politique de reconstruction de la monarchie, favorisée deux ans plus tôt par le maréchal Lyautey, premier résident général, est substituée la volonté non dissimulée d'instaurer progressivement l'administration directe et de développer la colonisation, fait remarquer la même source: «Il s'agit donc de maintenir le trône dans la pénombre où s'est laissé enfouir le défunt sultan. C'est ainsi que fut choisi par d'habiles spécialistes du système colonial et imposé au collège des Ulémas, l'homme qui devait restaurer le trône, détruire le Protectorat et rendre au Maroc sa pleine souveraineté...» Le 18 novembre 1927, le royaume du Maroc allait vivre une nouvelle ère, alors que le nouveau souverain est reçu officiellement, en juillet 1928, à l'Elysée par Gaston Doumergue. Les efforts déployés par Paris pour en faire un laquais vont s'effilocher au fur et à mesure de la conscientisation du roi qui ne restera pas insensible à la suite de la répression de l'insurrection de l'émir Abdelkrim El-Khettabi. Le dahir berbère du 16 mai 1930 fera le reste. En le pressant de le ratifier pour faire taire la colère du Rif, et mieux appliquer le principe sacro-saint colonialiste de diviser pour mieux régner, les Français ne se doutaient pas un seul instant qu'ils allaient contribuer valablement, et à leur insu, à mettre le feu à toute la plaine et à signer l'acte de naissance du nationalisme marocain. Deux personnalités émergeront durant cette période. Il s'agit du fqih Mohammed Larbi el-Allaoui de l'Université Qaraouyine de Fès et de l'un de ses plus brillants disciples, Mohammed Allal el Fassi qui, tout en louant la grandeur du royaume, n'en appelle pas moins la jeunesse à la renaissance. Ce qui n'était pas du goût de l'occupant français qui décida alors d'exiler, pour un temps, celui qui deviendra vite le fer de lance d'une contestation nationaliste, gonflé qu'il était par ce que lui avait confié le roi, le recevant juste avant son départ: «Je ne cèderai plus aucun des droits de notre patrie.» Cette alliance naissante connaîtra un début de concrétisation lorsque, à l'occasion de l'accueil des plus chaleureux réservé par la ville de Fès au souverain au mois de mai 1934, fusa le cri de «Yéhia el-Malik!» qui sonna, selon des rapports de police, comme un appel à la révolte. Une option notable pour le raffermissement du sentiment national est prise à la suite d'une démarche initiée par des courants nationalistes porteurs d'un «Plan de réformes» de décembre 1934, signé par tous les pionniers du mouvement nationaliste, de Allal el-Fassi à Mekki Naciri et de Hassan el-Ouezzani à Omar Abdel Jalil. Ce qui fera dire à Jean Lacouture: «Destinataire, en même temps que le chef du gouvernement et le résident général, de ce texte mesuré, nuancé, qui assortit les vues modernistes de tentatives de restauration d'institutions musulmanes tombées en désuétude, Mohammed ben Youssef en goûta les dispositions et le ton. Il ne put manquer de ressentir comme un manquement à sa personne le dédain où fut tenu le plan des dirigeants du Protectorat.» Si les rapports avec ces derniers vont en se détériorant, un immense espoir va s'incruster dans une succession d'épreuves qui vont forger l'unité nationale et permettre à l'autorité du roi de se démarquer davantage des projets français. Le 14 août 1953, «une assemblée de notables», réunie à Marrakech, déclara le sultan déchu et proclama à sa place un membre de la famille alaouite, un homme âgé, Sidi Mohammed Ould Arafa. Le 20 août Sidi Mohammed ben Youssef et ses fils étaient arrêtés et déportés en Corse d'abord puis à Madagascar.