Ebranlé par une grave crise politique, une notion que de nombreux observateurs avertis contestent, lui préférant le thème de «crise de pouvoir», l'Etat, principal producteur de richesses et pourvoyeur de rente durant deux décennies, a frôlé l'effondrement au moins six fois. A six reprises, la République vacille sous le poids de la contestation, de la manipulation, la répression, le sang et le feu, mais ne rompt pas malgré le nombre effarant de morts! Et à chaque fois, ce sont les jeunes chômeurs qui en sont les principaux acteurs, parfois malgré eux. Ça a commencé, durant les années 60, avec les luttes de sérail, vite étouffées d'ailleurs, et les premiers balbutiements d'un courant libéral qui reprenait du poil de la bête dans un contexte marqué par le processus de démembrement des grandes sociétés nationales : Sonatrach, Sonarem, Sonelec, Sonacome et Sonitex... Le secteur étatique entrait dans une phase de récession et le marché de l'emploi était presque paralysé. Les premiers «hittistes» commençaient à faire beaucoup de bruit. Ils sont partie prenante du Printemps berbère en avril 1980. Ils sont derrière la poussée de colère à la Casbah d'Alger en 1985. Ils s'incrustent par la force au mouvement de contestation de Sétif et de Constantine en 1986. En octobre 1988, ils s'initient au cocktail Molotov et imposent l'état d'urgence. Durant la grève insurrectionnelle du FIS, ils sont aussi présents et constituent le gros des troupes qui vont former le réservoir dans lequel vont puiser les groupes terroristes. Aujourd'hui, ces «hittistes» dont le nombre est estimé à deux millions de chômeurs, n'éprouvent aucune sympathie pour un Etat qui a failli à tous ses engagements. Ils se retournent alors vers le trabendo, le trafic en tout genre, dont les conséquences sont les chiffres alarmants de la criminalité, à Oran, Alger mais aussi à Constantine. Constantine, 39° à l'ombre En cette fin de juin, la ville est écrasée sous une chaleur torride. Le centre-ville étouffe à cause d'une circulation automobile infernale et les quelques rares arcades qui peuvent offrir une parcelle d'ombre sont carrément prises d'assaut par une masse compacte de passants se frayant avec difficulté un passage au milieu des vendeurs de cigarettes et d'autres «petites bricoles». Il est tout juste 10 heures. Une heure de travail. Et pourtant, cafés, trottoirs, marchés, taxis et autobus, qu'ici à Constantine on appelle «trams», affichent complet, un instantané typique du tiers-monde, sous-développé où la vie ne tient qu'à un fil : la débrouille pour échapper au sort du chômage qui continue de narguer avec insolence les statistiques officielles de l'emploi. En 2004, Constantine subit toujours les effets dévastateurs des compressions d'effectifs et la série noire des dissolutions de nombreuses entreprises locales. Il faut avouer que ni l'Ansej, ni les rares nouveaux investissements, encore moins le secteur privé, n'ont réussi à absorber les quelque 30.000 travailleurs mis au chômage entre 1995 et 1998, ainsi que les milliers de demandeurs d'emploi qui arrivent chaque année dans le monde du travail. Il faut ajouter que plusieurs facteurs se sont conjugués pour donner au chômage à Constantine des allures dramatiques : des centaines de familles, qui ont fui le terrorisme et l'insécurité qui régnaient dans les douars des wilayas de Jijel et Skikda sont venues s'installer dans des conditions précaires dans les quartiers populeux d'El Gammas, Aouinet El Foul et El Emir Abd El Kader (ex-Faubourg Lamy). Démunis et sans ressources, des dizaines de jeunes se sont retrouvés coincés entre les griffes du trafic de drogue et de la délinquance. Le délai de grâce accordé aux travailleurs compressés a expiré sans que la moitié de ces nouveaux chômeurs arrive à dégoter un emploi stable. Le manque d'initiative de la part des privés, l'absence de perspectives quant à un développement local durable, mais aussi l'inertie des élus locaux n'ont fait que compliquer davantage une situation peu reluisante. A Constantine, les gens se souviennent encore de Comamo, une entreprise spécialisée dans la fabrication de meubles qui employait près de 1000 travailleurs, menée à la dissolution par une gestion administrative antiéconomique. Il y a aussi Simco, Ebrc et Souris dont les travailleurs réclament toujours leurs droits. Certes, les gros chantiers de construction des nouvelles villes Ali Mendjeli et Massinissa ont résorbé une petite partie de chômeurs qui ne sont pas sortis pour autant de la précarité. Cette précarité est vécue autrement par les trabendistes de Daksi, R'sif et la rue de France, pour ne citer que ces quartiers investis, depuis des années, par le commerce informel. Un commerce alimenté par les places fortes du trabendo de l'Est algérien, Tadjenanet, Aïn M'lila, Bir El Ater, El-Khroub et El Eulma. On les trouve à Oued El Had, à Souika et à Rahbet Souf. On y vend tous les produits, de l'essentiel, comme le pain, au superflu, gadgets et autres bricoles, en passant par les vêtements, les cosmétiques, l'électroménager, les jouets et la pièce détachée. Bien sûr 90% de la marchandise provient de l'Asie du Sud-Est, de Turquie et de la Syrie. En plus, il n'est pas nécessaire d'être spécialiste pour constater que toutes les griffes sont fausses! Un autre phénomène lié au chômage est en train de prendre de l'ampleur. Même les quartiers dits résidentiels n'ont pas été épargnés : le nombre de cafés, salles de jeu et taxiphones a été multiplié par dix. Le chômage est vécu comme un véritable drame social. Des jeunes filles universitaires ayant été victimes de harcèlement sexuel, vivent dans un désarroi total et souffrent en silence. Elles n'oublieront pas de sitôt qu'elles ont subi un chantage odieux pour être recrutées. Le piège Les jeunes de 16 à 30 ans, pour la majorité supporters du prestigieux club du CSC s'éloignent de «Alayha nahia oua alayha namout» pour s'agripper fortement à «ma ahla an naïche fi Barchalona, oua Aljazaïr tabka lil boulissia». Texto, cela veut dire qu'il fait bon vivre à Barcelone et l'Algérie reste aux policiers! Chez ces milliers de chômeurs, le discours officiel ne passe pas et n'a aucune chance d'atteindre des oreilles attentives. Pris au piège du désoeuvrement, ils vident leur trop-plein d'agressivité dans un langage hard et provocateur dans une ville qui ressemble à Calcutta : routes défoncées, fuites d'eau, et éclairage public défaillant. Devant le désarroi de ces jeunes, ni islamistes, ni démocrates, aucune force politique n'est en mesure de s'impliquer dans un milieu gangrené par la bière d'importation, la drogue et la délinquance. Un milieu qui porte les stigmates de quarante ans de mauvaise gestion publique. Cela a introduit le terrorisme qui a semé, en 10 années, terreur et désolation. La société algérienne en est encore éprouvée et porte les séquelles d'une violence sans pareille, aussi bien dans les centres urbains qu'au fin fond des douars les plus isolés. Dans le sillage de cette mauvaise gestion publique, l'émergence de la contrebande, la contrefaçon, le trafic de drogue, d'armes et de véhicules. En un mot, des retombées lourdes de conséquences qui résument le crime organisé, engendré aussi par le chômage. Les services de sécurité sont désormais confrontés à un fléau incontournable qui a pris d'alarmantes proportions, aussi dangereux que le terrorisme. C'est en substance ce qui ressort d'un rapport établi par le commandement de la Gendarmerie nationale de la 5e Région militaire. Les responsables de ce corps ont enregistré une hausse remarquable du taux de la criminalité, qui, a-t-on souligné, est en perpétuelle hausse, à cause du chômage. En termes de chiffres, les activités criminelles ont augmenté de 30% durant l'année 2003 avec, précise-t-on, 1405 arrestations, et on s'attend à une autre augmentation en 2004. Le rapport détaillé précise, par ailleurs, que durant l'année 2003, 328 affaires sont relatives au trafic de drogue soit une augmentation de l'ordre de 16,76% par rapport à 2002. Rien que pour les 15 wilayas qui se trouvent sous son autorité, le commandement de la gendarmerie souligne qu'en 2003, 118 kg de kif traité et plus de 22.000 comprimés psychotropes ont été saisis. Pour la même année, notent les responsables de cet organisme, la cocaïne a fait son apparition avec la saisie de 5 kg le tout pour une valeur de 14 millions de dinars. Les troubles à l'ordre public, dus à la pauvreté, la misère et le chômage, ont aussi augmenté pour l'année 2003, 1109 manifestations ont été enregistrées soit une hausse de 5,32% par rapport à 2002. Les responsables insistent sur le fait que cela est dû à l'exacerbation de la crise sociale. Et qu'entre tous les fléaux engendrés par le chômage, il y a un fil conducteur, l'inégalité dans la distribution des richesses et le malaise social. C'est pour cette raison, qu'en Algérie, en dépit d'une relative stabilité, les risques d'explosion sociale persistent. Cela a été constaté à T'kout et Etonef.