Vu de loin, le hammam Badra en impose. Sa haute construction, ses piliers, ses arabesques, en un mot son style, vous font penser à quelque bâtisse princière de l'époque andalouse. Situé en bordure du quartier populaire de Triolet, le hammam était un des endroits les plus fréquentés, aussi bien par les hommes que par les femmes. Etait. Il ne l'est plus. Depuis quelques jours, il est devenu une sorte de prison pour morts, qui, par un sentiment de macabre parcimonie, ne livre ses cadavres que lorsqu'il le veut. Combien de morts, de cada- vres emprisonnés dans beit essaboune? Personne ne le sait. Ce que tout le monde sait, c'est que plusieurs hommes étaient dedans le jour dramatique du 10 novembre. A ces hommes en train de prendre leur bain, s'étaient joints beaucoup d'écoliers, et de jeunes filles aussi. Ils étaient venus des arrêts de bus situés en face. Les écoliers sortaient de l'école ou y allaient. La violence des pluies, la crue qui commençait à menacer et les milliers de tonnes de boue qui dévalaient des collines environnantes comme des coulées de lave, froides et rapides, avaient contraint tous ceux qui étaient dans les alentours à s'engouffrer dans le sentier étroit et descendant qui menait de la porte d'entrée du hammam aux salles chaudes, en bas, les byout essaboune. C'est à ce moment précis qu'une gigantesque et folle vague faite de milliers de tonnes de boue, d'alluvions, de pierres, de gravats, de branches brisées et de débris de toutes sortes, balaya en une seule et unique coulée tout ce qui se trouvait sur son passage. Le hammam Badra reçut en plein cette vague mortelle qui submergea toutes les salles du bain et obstrua les issues. Tous ceux qui s'y étaient réfugiés se trouvèrent prisonniers à l'intérieur, et en moins de cinq minutes, y furent noyés. Dix jours après, le hammam est toujours noyé dans ses eaux mortelles. Seul un jeune du quartier en garde l'entrée. A l'intérieur, l'eau se refuse toute action de sauvetage. Toutes les pompes destinées à évacuer l'eau ont été endommagées, ou hors usage (grillées). La Protection civile ne peut rien faire. L'eau expulsée difficilement est vite remplacée. Toutes les parois sont fissurées, et font rentrer les eaux de partout. Il faut démolir une partie du mur pour expulser dehors une partie de l'eau qui emprisonne, à ce jour, ses victimes. L'escalier qui mène en bas des salles est noyé. Une odeur pestilentielle s'en dégage. L'odeur de la mort. On devine les hommes et les enfants pris au piège dans les salles en bas. On sent la mort. Son odeur. Il y a deux jours, les eaux ont rejeté à la surface deux corps d'hommes. Seulement deux. Boursouflés et bleus. Les autres corps restent encore emprisonnés. Combien sont-ils? Qui sont-ils? Nul ne saurait y répondre... Une femme se présente devant la porte et parle au jeune gardien, exhibant la photo de sa nièce.: «Vous n'aurez pas vu le corps de cette enfant?» «Non, à ce jour non.» L'eau noire, stagnante, putride, refuse encore de céder les corps à leurs parents. 170 personnes restent encore au nombre de disparus. Combien le bain Badra en contient-il? Personne dans le quartier n'a réussi à donner des réponses. Il faut attendre encore plusieurs jours pour voir plus clair. Pour l'instant, aucun espoir ne peut être nourri quant au sort des gens qui y furent emprisonnés. A côté, les militaires, les agents de la Protection civile et les jeunes du quartier s'activent à déblayer le marché Triolet et les ruelles adjacentes. Le risque d'effondrement de certains bâtiments est encore grand. Nous préférons y faire un tour avant d'aller voir du côté d'El-Kettani. Cela nous permet de respirer. D'oublier surtout l'insoutenable cauchemar du bain... mort.