Saïd Mekbel: Une mort à la lettre, entretiens, Monika Borgmann, éditions Frantz Fanon. Il savait qu'il allait être assassiné, comme un condamné à mort qui attendait le jour de son exécution. Le chroniqueur du quotidien Le Matin, Saïd Mekbel, savait, depuis qu'il avait découvert, en scrutant les portraits des journalistes et intellectuels assassinés, le pourquoi du choix des victimes. Il dit dans cette interview posthume, réalisée une année avant son assassinat, par Monika Borgmann: «Oui. Et j'ai toujours peur. Quand j'ai fait cette découverte, j'étais très paniqué. J'ai eu tous les symptômes de l'effroi. J'ai eu peur, j'ai sué, j'ai eu froid, j'ai tremblé. Et quand je revois ce moment, j'ai toujours l'impression que j'ai découvert quelque chose que peut-être je n'aurais pas dû voir. (...) J'ai l'impression qu'il y a quelqu'un, qu'il y a une personne qui connaît bien.... Qui connaissait bien Liabès, Flici, Tahar Djaout, Sanhadri, Boucebci, tout le monde, qui devait bien connaître le destin de ces gens-là et qui a bien choisi ses victimes (...) Peut-être que les exécutants, les gens qui tuent, sont recrutés parmi les intégristes. Mais moi, je pense qu'en haut il y a des gens qui choisissent. Ces choix sont faits très froidement, c'est mon sentiment.» Puis, plus loin, il suppose qu'ils tuent «par pédagogie»; c'est-à-dire qu'en tuant un journaliste, ils montrent aux gens qu'il y a un métier de «journaliste» et qu'en tuant un pédiatre ils dévoilent son métier, et ainsi de suite, et qu'en brûlant une école, ils montrent que les enfants restent dehors. Oui, c'est une lecture fantaisiste des évènements macabres mais ainsi est fait Mekbel. Il s'agit bel et bien d'une «manipulation des foules». Pourtant, la menace est omniprésente. Il recevait beaucoup de lettres de menaces qu'il lisait attentivement. Il révèle: «J'avoue donc que je suis très sensible au courrier que je reçois. Tu ne ressens pas le courrier gentil comme celui qui est méchant, qui te fait peur. J'ai reçu une très belle lettre d'amour. Mais cela ne rattrape pas les horreurs. Et puis j'ai souvent honte... Pourquoi? Parce que j'ai honte que l'on puisse écrire des choses comme ça. Je ne comprends pas que quelqu'un puisse écrire avec autant de sadisme, prendre la responsabilité de l'écrire? C'est un acte, quand même, qui passe par la pensée, par la main et cela dénote vraiment quelque chose qui n'est pas normale. Mais les autres, celles des islamistes, qui m'expliquent pourquoi ils sont islamistes, me troublent beaucoup. Beaucoup.» Il prenait un tas de précautions, en changeant sa tenue vestimentaire, de coiffure, en ôtant les lunettes, parfois en s'habillant de vêtements lisses pour rendre difficile son kidnapping dans la rue, puisqu'il a déjà échappé à une tentative d'enlèvement dans un restaurant à Alger. Mais il était très conscient du danger, en révélant par exemple, qu'en face de chez lui, «en face de l'usine, c'est la troisième fois qu'on tue quelqu'un là-bas. C'est la troisième fois que les gendarmes ont tué quelqu'un le matin. Pourquoi? Qu'est-ce qu'il faisait là-bas juste en face de chez moi? Trois fois en 45 jours. C'est quand même bizarre», avoue-t-il. Ces découvertes lui taraudent l'esprit, mettent le corps en branle, vous font perdre le sommeil. Il se réveille au milieu de la nuit, se met à écouter le silence...Il dit: «J'ai l'impression d'être un grand malade qui est atteint d'un grand mal et qui sait qu'il va mourir. Sauf que le grand malade sait qu'il va mourir chez lui, tandis que pour moi, ce sera peut-être dehors.» Said Mekbek avait aussi un rêve. Il rêvait d'écrire un roman. Il le dit à la journaliste qui l'interviewait: «Je te donne rendez-vous dans cette chambre dans un an. C'est dans cette chambre que, peut-être, s'écrira l'un des meilleurs livres, l'un des meilleurs romans qui aura été publié sur ce pays.» Il fut assassiné, un an plus tard, sans avoir écrit son roman. Mais son vrai roman, le roman poignant, il l'a vécu. A lire absolument.