Il est bien des manières d'écrire l'histoire. Ici, d'emblée, le choix s'inscrit dans le devoir de vérité contre l'oubli. Enfin, un grand livre sur l'histoire peu connue par la jeune génération, oubliée par les générations précédentes. Gilbert Meynier s'est engagé librement à écrire cette histoire en 789 pages - au cours desquelles se succèdent documents, analyses et réflexion -, sous le titre fort évocateur L'Algérie révélée, La guerre de 1914-1918 et le premier quart du xxe siècle (*). Il s'agit d'un pan d'histoire qui nous touche. Ce précieux travail de recherche et de mise au point pour désinstaller l'oubli, nous interpelle. En effet, il intéresse les Algériens et les Français, sans doute inégalement mais, à l'évidence, «la guerre de 14-18» remue, pour des raisons diverses, des consciences, celles des uns et des autres: un passé historique commun, des souffrances partagées, des sacrifices aussi et des morts, très certainement, par milliers. Aux monuments aux morts d'Algérie... des Algériens L'auteur, Gilbert Meynier, né à Lyon en 1942, est un infatigable chercheur en histoire contemporaine; il est bien connu, notamment en Algérie où, par son enseignement, ses ouvrages et la qualité de sa communication, il compte des amitiés indéfectibles. Il a été professeur d'histoire en France et en Algérie, maître de conférences d'histoire contemporaine à l'Université de Constantine (1968-1970). Justement, l'histoire de l'Algérie contemporaine le passionne, et dès 2003, il publie à Casbah Editions, Alger, un important ouvrage intitulé Histoire intérieure du FLN, 1954-1962, 812 pages. Vont suivre d'autres publications: L'Algérie des origines. De la préhistoire à l'avènement de l'Islam, éd. Barzakh, 2008, 236 p., L'Algérie, coeur du Maghreb classique 698-1518, éd. Barzakh, 2012, 359 p. On connaît de lui plusieurs contributions réalisées en France, en Algérie, en Italie, en Allemagne, au Royaume-Uni,...: conférences, séminaires, colloques, ouvrages collectifs, ou revues. Citons quelques titres: L'Emir Khaled, premier zaîm? (avec Ahmed Koulakssis); Histoire de la France coloniale; Le FLN documents et histoire 1954-1962 (avec Mohammed Harbi); Repenser l'Algérie dans l'histoire. Essai de réflexion (avec Tahar Khalfoune). Concernant «l'objet» du présent ouvrage, il faut en signaler la judicieuse appréciation du regretté ami de l'Algérie, le professeur Pierre Vidal-Naquet qui écrivait: «Par le titre même de son livre et par tout son exposé, G. Meynier prend le contre-pied de l'affirmation catégorique de C.-R. Ageron: «La guerre de 1914-1918 ne devait pas être pour l'Algérie musulmane cet accélérateur de l'histoire qu'elle fut pour tant d'autres peuples (Les Algériens musulmans et la France, 1871-1919, PUF, 1968, p. 1139).» Il ajoutait: «Ageron consacre à cette période les p. 1139-1228 de son livre. Le «réveil» sinon la «révélation» est pour lui antérieur, mais il insiste sur l'importance de la conscription (1912) et conclut tout de même «la guerre laboura néanmoins profondément l'Algérie musulmane (p. 1189).» Dont acte, dois-je dire. Pour la guerre 1914-1918, «la France avait besoin des Algériens», et le titre de l'ouvrage de G. Meynier «définit assez bien son objet «Naissance d'une nation». On pourrait remonter l'historique de cette idée de «révélation» défendue par de nombreux auteurs notamment: André Mandouze (La Révolution algérienne par les textes), Saïda Benchikh-Boulanouar (Douze siècles d'histoire des archives algériennes. Panorama des sources, viiie-xxesiècles.), Mubarak Ibn Muhammad Al-Mîlî (Tarîkh al-Jazâ'ir fi al-qadîm wa al-hadith),... Quoi qu'il en soit, Gilbert Meynier nous avertit dans un avant-propos très éclairant sur son long et minutieux travail, sa thèse originelle «revue et corrigée» publiée avec une préface intitulée «L'Avant-guerre» de Pierre Vidal-Naquet et une postface d'André Nouchi, Professeur honoraire de l'Université, - celui-ci, indiquant que ce livre a été édité à Genève chez Droz, en 1981 et réédité à l'identique à Alger aux éd. El Maarifa, en 2010 et il note: «Le mérite de Gilbert Meynier est d'avoir dans une grande et incontournable analyse démêlé les racines d'une histoire multiple dans laquelle les Algériens jouent un rôle éminent; ils deviennent les acteurs de leur destin. [...] Je savais le prix du sana, comme en témoignaient les multiples Mohammed, Slimane... gravés sur les monuments aux morts d'Algérie. Il fallait donc étendre le champ des recherches.» L'empreinte de ce souvenir est ressentie dans le coeur des générations suivantes d'Algériens telle une flamme d'honneur qui a hâté davantage l'éveil d'un nationalisme généralisé. Cette caractéristique sous-jacente de la volonté algérienne est nettement relevée par G.Meynier dans sa conclusion: «Fait majeur, pour la première fois, le pouvoir colonial doit composer, solliciter, séduire...» La guerre révèle bien une Algérie nouvelle Il faut donc souligner ici le courage de G.Meynier, et surtout sa clairvoyance nourrie de sa lucidité dans la vision de l'histoire de l'Algérie contemporaine, déjà lors de ses toutes premières recherches-passion poussées presque au paroxysme du devoir de révéler une vérité historique trop longtemps biaisée, toujours envisagée du point de vue colonial. Aussi, Meynier écrit-il dans son Avant-propos: «Or, la guerre 1914-1918 n'avait jamais été l'objet d'une étude spécifique alors même que c'est peu après que l'émir Khaled, puis Messali Hadj, que la revendication nationale a pris son envol politique. J'ose croire que c'est là un sujet susceptible d'éclairer les nouvelles générations qui, en France et en Algérie, le conçoivent sans doute moins quand il est même des jeunes gens à avoir peut-être passablement oublié ce que fut la guerre d'indépendance.» Dans son introduction, il précise sa pensée en écrivant: «La domination française sur l'Algérie procède d'une vision du monde et de la France qui fonde une idéologie spécifique [...] Les Européens d'Algérie donnent l'impression de camper dans l'apparente tranquillité des causes et des acquêts indiscutables. Qu'y a-t-il au-delà de la façade des bonnes consciences, des certitudes, des rodomontades? Un peuple de Petits Blancs racistes? Passéistes et inconscients qui seraient voués à saboter le généreux projet d'une France appelée par son génie universel à diriger tous les peuples? Ou bien l'expression périphérique d'un pouvoir central que, volens nolens, ils représenteraient sur le terrain. Enfants monstrueux et dévoyés de la Grande Nation ou première ligne objective d'un front impérial?» Plusieurs questions sont posées comme des pré-requis majeurs pour comprendre... plus tard, près d'un siècle et demi, la levée inouïe d'un grand peuple révolutionnaire contre l'occupation militaire et politique d'une Algérie exploitée, défigurée, spoliée, âme brisée,... La guerre 1914-1918 s'explique et son impact sur le pouvoir colonial et les hommes est évident. Les manifestations contre le recensement des jeunes Algériens sont nombreuses dans les villes, villages et campagnes du pays, et par exemple, «À la manifestation de Birkadem, fin novembre [1908], un notable déclare qu'il préférera tuer son fils plutôt que de le laisser partir à l'armée». Cette guerre révèle les Algériens et fait que «leur présence sur le front français et dans les usines de guerre, leur vision de la France, seront fondamentales dans la mesure où ces nouveautés influeront sur l'idéologie et l'identité algériennes. Mais c'est dès la période de guerre qu'apparaissent en Algérie de nouvelles données». Gilbert Meynier développe sa thèse parfaitement structurée en cinq volumineuses parties: 1- La domination coloniale en 1914. - 2- L'Algérie en 1914. 3- L'économie algérienne dans la guerre: Le salut et la dépendance. 4- La guerre. Le pouvoir colonial et les hommes. 5- Luttes et solidarités nouvelles. L'ouvrage comporte des cartes, des références bibliographiques, un glossaire des noms arabes cités et deux index. Dans sa conclusion générale à son très utile et monumental labeur d'historien sans concession, L'Algérie révélée. La guerre de 1914-1918 et le premier quart du xxe siècle, nous lisons: «La guerre fait mieux percevoir, du côté français, la nécessité de l'unité structurelle de l'impérialisme colonial [...] La nouvelle donne coloniale des années vingt entend moderniser l'impérialisme français mais elle vulgarise en même temps les mythes traditionnels de l'Empire. C'est un pouvoir colonial de plus en plus crispé sur ses attitudes réactionnaires qu'affronte le nationalisme algérien en gestation.» Et peut-être, les stratèges du système colonial songeaient-ils d'ores et déjà au Centenaire de la colonisation que certains, plus atteints par le mal d'orgueil et de barbarie voient poindre à l'horizon de leurs sombres espérances... Encore une fois, Gilbert Meynier nous apprend à «repenser» l'histoire pour le Vivre ensemble. (*) L'Algérie révélée, La guerre de 1914-1918 et le premier quart du xxe siècle, Editions Bouchène, Alger, 2015, 789 pages.