L'asphalte raccourcit les distances et hâte le temps. Mais quelle valeur a le temps lorsque le véhicule qui vous transporte avale des kilomètres, alors que l'impression dominante est qu'il est lui-même avalé par le désert? Domestiquer le désert est manifestement un leurre, lorsqu'on s'y engouffre. La petite route que l'homme a réalisée pour raccourcir les distances, est une éraflure dans l'immense corps désertique dont on n'a pas trouvé meilleure astuce pour le cerner que d'y tracer des lignes de démarcation imaginaires. Chez-nous on appelle cela des wilayas. Et lorsqu'on décide d'en parcourir une, on a évidemment l'impression d'entrer dans le désert, mais dans le même temps, on ne peut éviter une «montée» d'humilité qui vous ramène à votre condition d'être humain, un grain dans l'immensité des espaces qui s'offrent au regard. De fait, à l'atterrissage à l'aéroport de Reggane, aux confins de la plus grande wilaya du pays, Adrar, on prend conscience très vite de la petitesse de l'homme, mais également de ses réalisations. Il faut savoir qu'à Reggane, l'aéroport se limite à son tarmac, visiblement nécessaire pour permettre aux avions d'y atterrir. Tout à tour, ce sont des baraquements de fortune. Pas d'infrastructures aéroportuaires. La première réaction d'un «nordiste» consiste à s'offusquer de ce manque de tout. Mais franchement, que pèserait une aérogare dans le paysage, plat, désertique et jaunâtre à perte de vue. En fait, et les gens de ces contrées semblent l'avoir admis depuis des lustres, le désert est trop grand pour qu'on puisse lui imposer quoi que ce soit. Alors, autant se contenter du strict minimum. Dans le cas de figure de l'aéroport de Reggane, une piste d'atterrissage suffit. C'est peut-être pour cette raison précisément que le chantier de l'aérogare traîne en longueur. La petite bâtisse en construction au bout de la piste n'impressionne personne et peut rester en l'état encore des lustres, sans qu'on s'en rende compte. Reggane, un lieu, mais aussi une daïra et l'une des portes d'entrée du désert algérien par le Sud, n'est donc pas imposante comme oeuvre de l'homme, mais plutôt par l'invitation qu'elle lui propose en matière de dépaysement. A hauteur d'homme justement, il apparaît de prime abord difficile d'imaginer que toute cette étendue soit une partie d'un seul pays, donc entre les mains de citoyens et citoyennes qui en disposent à leur avantage. L'immensité du désert rappelle l'autre immensité, celle de l'oeuvre humaine à accomplir au quotidien et au fil des siècles pour rentabiliser cet impressionnant territoire. Reggane est un point de départ à destination d'Adrar, le chef-lieu de wilaya. L'asphalte raccourcit les distances et hâte le temps. Mais quelle valeur a le temps lorsque le véhicule qui vous transporte avale des kilomètres, alors que l'impression dominante est qu'il est lui-même avalé par le désert? C'est en réalité plus qu'une impression et le regard porté à l'horizon donne toute sa force au silence qu'on devine derrière le bruit du moteur et la poussière qu'on hume en se faisant surprendre par son goût. Car, en réalité, la poussière du désert a un goût, certes, indéfinissable, mais il est là. S'il assèche les gosiers, il rappelle que l'on n'est manifestement pas ailleurs qu'ici. Le désert de Reggane ne convoque pas l'odorat seulement. Le regard se porte invariablement à l'horizon. Il n'y a rien. Mais c'est dans ce rien que l'on puise une inspiration et nourrit l'imagination. Des arbres sous perfusion Le véhicule roule vite, mais pas assez pour que de petits îlots de verdure, à peine quelques mètres de superficie, ne soient captés par des «regards neufs». Une présence «insolite», comme pour annoncer que l'aridité n'est pas une fatalité, qu'un autre destin est possible pour ces étendues majestueuses. Au premier village après l'aéroport, l'impression d'un à peu-près permanent saute aux yeux. Des maisons encore au stade de construction, avec presque cette conviction que l'on n'ira pas plus loin. Les villageois semblent s'en accommoder et marquent une sorte de rupture avec l'ancêtre qui faisait de son «antre» un objet d'art. Mais qu'importe l'art devant la magie des espaces à l'infini. En fait, en se désistant de son rôle d'accompagnateur du désert, l'homme s'efface et prend la détestable fonction de «petit» parasite, sans apport aux sites et encore moins aux civilisations qu'il pense incarner. Mais il faut dire aussi que dans ce village-mosaïque d'anarchie, l'on recense quelques belles pièces architecturales, à l'image de ces pépites qui peuvent vous faire gommer la laideur. Mais même sans cela, le désert s'occupe d'avaler ces éraflures, sans sourciller. Et pour cause, en un battement de cils, l'immensité, l'horizon et l'odeur de la poussière vous reprennent, et vous replongent dans la contemplation d'une puissance à peine quantifiable. Mais, juste avant. Dans le temps des hommes cela dure quelques secondes. Une image furtive: une file de petits arbustes, «connectés» à un tuyau d'arrosage fonctionnant au goutte à goutte. Tout un symbole: des arbres sous perfusion en lutte avec l'espoir fou de narguer le désert. Mais comme l'aérogare et les maisons de Reggane, le verdissement du désert est un chantier illusoire, une promesse sans lendemain. Et pour cause, le paysage, le vrai, reprend ses droits et le véhicule qui nous transporte prend des allures de fourmi verdâtre dans une étendue plate, sauvage et inhospitalière. Mais cette description n'est pas totalement vraie. Les hommes d'hier et d'aujourd'hui ont commis quelques réalisations que le désert semble s'en accommoder. Sur la route d'Adrar, de part et d'autre, trônent des centaines de pylônes électriques. Tout aussi insignifiants que n'importe quelle empreinte humaine, ces installations modernes sont la preuve que la volonté de l'homme s'en va grandissant et peut un jour, se faire voir de haut, de très haut. Ces pylônes apportent l'électricité aux habitants de la région. En rupture avec l'imagination des anciens pour Dieu sait quelle raison, les Algériens du vingt-et-unième siècle, ont rangé le savoir-faire ancestral pour s'accrocher aux climatiseurs. Il y en a partout, dans tous les villages et collés aux murs de toutes les maisons. On peut en compter deux, trois, voire quatre appareils par demeure. Si au nord du pays, on est frappé par l'invasion des antennes paraboliques, sur la route Reggane-Adrar, ce sont les climatiseurs qui font tache dans les agglomérations. Mais, au risque de faire dans la redondance, le souvenir de ces appareils est «avalé» par l'impressionnante vision qu'offre l'immensité du désert, omniprésent. Sauf que l'homme, encore lui, trouve toujours le moyen de rappeler le visiteur motorisé à son souvenir. Sur le bas côté de la route, une autre image furtive, une inscription à la peinture blanche sur une roche plate et brunâtre: «El Hamdoulilah». Transcrite en arabe, cette expression religieuse, au milieu de nulle part, est une «oeuvre» humaine. Une personne donc s'est arrêté en cet endroit et a cru bon d'écrire «El Hamdoulillah», bien en évidence, pour que les automobilistes le voient. Y a-t-il là un message? Un remerciement adressé à Dieu et un témoignage de la puissance du désert qui accepte les humains, mais pose ses conditions. Le désert a du temps Mais l'homme n'en a rien à faire, car il n'y a pas que des pylônes électriques. Une longue, très longue série de tuyaux posés sur le bas côté de la route en attente d'être ensevelis, narguent le soleil de novembre et promettent un autre saut des hommes dans sa «vaine» bataille contre le désert. Il faut dire qu'à mesure que le véhicule se rapproche d'Adrar, les signes du combat se multiplient. Mais les résistances du désert aussi. L'Erg est bien présent et donne du souci aux milliers d'agriculteurs dont les barrières de fortune font sourire. Pour cause, le temps du désert est presque infini et celui des hommes paraît insignifiant. Mais cela juste en apparence. Preuve en est ce monstre d'acier qui est sorti de terre en un lieu «dément». De loin ou de haut, cet ouvrage des hommes, une usine de ciment, est un point dans le désert, mais lorsqu'on apprend ce qu'on y extrait, un minerai essentiel pour le développement de la région, on comprend que, même infiniment petit, l'homme se sert de la puissance du désert. La consolation de cette nature hostile est le temps. L'usine de ciment a une vie. Elle finira par être engloutie par l'Erg, comme l'ont été ces nombreux ksars, qu'on aperçoit d'un côté comme de l'autre de la route, gisant comme des carcasses de véhicules militaires, après de terribles batailles. Le ksar de Tazoult, délabré, ne paye pas de mine. Mais même inhabité et partiellement «happé» par le sable de l'Erg, il témoigne d'un passé, pas si lointain, où l'homme se «débrouillait» de la fraîcheur en s'aidant du génie local et de ce que lui offrait le désert. Mais c'était un combat qu'il a perdu. Un peu plus loin, le ksar Takhlift, encore habité, mais agressé par une fausse modernité faite d'habitats sans âme qui en sortent comme des excroissances malignes. Mais l'abdication des Algériens d'aujourd'hui ne peut masquer la majestueuse bâtisse qui nargue les R+1 hideux et leurs climatiseurs. D'autres ksars en état de délabrement total semblent annoncer aux constructions d'aujourd'hui leur fin inéluctable: quoi qu'il arrive, le désert vaincra. Sans crier gare, la ville d'Adrar s'offre au regard de son visiteur et impose son propre rythme au véhicule qui y accède. Des feux tricolores aux carrefours, des piétons qui traversent la chaussée, des cafés en tout point semblables à ce qui se fait ailleurs dans le pays. Adrar, un chef-lieu de wilaya comme un autre, avec peut-être cette satisfaction de bâtisses entièrement réalisées qui se partagent une architecture typique et la couleur rouge brique de leurs murs. La ville d'Adrar a certainement sa propre richesse, son petit secret qui la met au-dessus du lot, pour avoir été depuis longtemps un point de convergence de dizaines de milliers de citoyens. Ces derniers semblent s'y plaire, sauf lorsque le vent de sable leur empoisonne la vie ou lorsque le thermomètre grimpe au-dessus des 50°. Un clin d'oeil du désert.