Accéder à Iraguen n'est certes pas une mince tâche. Les yeux se dérobent, et les cafés se «vident» à l'évocation de ce nom. Tant de légendes circulent à propos de cette région. Le tout autour d'un bon café ramené par des hommes à tout faire, postés aux alentours. Les Jijeliens, apprend-on, sont un grand peuple guerrier, pour qui le don de soi est une qualité première. Ils ont ainsi constitué 80% des effectifs de la redoutable et célèbre flotte de Kheireddine et Baba Arroudj. Les Turcs, très impressionnés par les qualités guerrières des Jijeliens, ont décidé que ces derniers étaient les seuls à pouvoir aller devant un tribunal en cas de conflit avec un janissaire. C'étaient aussi les seuls à détenir le droit de fabriquer leur propre pain, une tradition qui a été à l'origine du nombre important de boulangers natifs de cette région à travers le territoire national. Jijel, nous raconte-t-il aussi, a donné naissance à de nombreux hauts responsables qui ont scrupuleusement servi leur pays sans jamais s'investir en faveur de leur région d'origine. Ce comportement, aux yeux de notre interlocuteur, est une preuve de nationalisme hors pair. C'est sur une solide bourrade sur l'épaule et des conseils très fermes de bien manger, notamment le «rekhssiss», pour combattre notre maigreur, que nous quittons Madani Mezrag avec la ferme conviction d'avoir vécu des moments historiques et inoubliables. Accéder à Iraguen n'est certes pas une mince tâche. Les yeux se dérobent, et les cafés se «vident» à l'évocation de ce nom. Tant de légendes circulent à propos de cette région, bien encaissée entre les monts Babors et Selma Benziada. Nous décidons quand même d'y aller, même si notre «guide» lui-même se montre quelque peu hésitant. La rumeur a circulé que des groupes terroristes y auraient établi leur bivouac en attendant la fameuse amnistie générale. Ils seraient au nombre de 400. Hassan Hattab en personne, comme le décrètent des tracts circulant dans la ville, serait à la tête de ce groupe, venu faire revivre l'épisode de Texanna et de l'AIS entre 1997 et 1999. Tout cela est faux. En revanche, toute la région, inaccessible sans un solide véhicule tout-terrain, est devenue presque un no man's land. Nous nous arrêtons un moment dans un petit café, dernière escale avant l'inconnu. Nous croisons un jeune, assis, en train de rédiger son CV. Ici, désormais, on se bat pour s'insérer dans la société au lieu du nihilisme d'antan, qui a tant permis de peupler les maquis. La plupart des villages, à commencer par Guerroua, sont abandonnés. A peine quelques centaines de personnes y survivent tant bien que mal. La «dynastie» Benziada, qui a donné son nom à la région, y a quasiment disparu. Les «déportés»volontaires ont toujours peur de revenir dans ce coin de paradis, rappelant étrangement les «high lands» irlandaises. Des sources cristallines et pures accueillent ou apaisent mélodieusement notre soif, alors que des vaches, abandonnées par leurs propriétaires, dans leur fuite effrénée, y sont revenues à l'état presque sauvage. Les gens que nous rencontrons, farouches et «ensauvagés», acceptent juste de nous indiquer que les terroristes, toujours là, nous ont sûrement vus et ne devraient pas tarder à débarquer. Nous leur faussons compagnie bien vite. Nous aurons quand même l'occasion d'apprendre que ces terroristes en question, au nombre de quelques dizaines à peine, sont chichement armés, évitent désormais les «faux barrages» et se contentent régulièrement de quelques descentes, surtout les jours de fête, pour se procurer de la nourriture, mais aussi de l'argent et des bijoux, cela en prévision de la fameuse amnistie générale. Le drame social que vivent de nombreux éléments de l'AIS, et dont Madani Mezrag refuse, pour le moment, d'en entendre parler, semble avoir servi de leçon aux rescapés du GIA et du Gspc écumant encore les maquis de l'est du pays. Le même phénomène, en effet, est observé sur les monts de Collo, dans la wilaya de Skikda. Ici, notamment à Kerkra, les terroristes ne frappent plus que sporadiquement, et ne vivent que de rackets en attendant «le jour de la délivrance». A l'image de ce qui se passe dans de nombreuses régions du pays, où des poches de terrorisme persistent encore, Skikda, plus précisément la région de Collo qui constitue la continuité du massif des Babors, est secouée par une guerre interne entre les partisans et les adversaires de la réconciliation nationale et de l'amnistie générale. Normal, dès lors que ces questions constituent le principal sujet de ce qu'il convient d'appeler la société civile, montée à Collo pour donner l'exemple à Skikda, et attablée aux terrasses des cafés pour ne pas faillir à la tradition jijelienne. Mehrane Kheireddine et Ouali Kamel sont les membres les plus actifs de la commission jijelienne activant en faveur de l'amnistie générale. Ces derniers comptent, d'ores et déjà, faire cause commune avec l'association de wilaya pour le développement et la réconciliation que préside le sénateur Mustapha Boudina. Cette commission, qui veut se donner les moyens de sa politique, compte en son sein, explique M.Mehrane, «un médecin, un psychologue ainsi que trois juristes». Au-delà des frontières Il n'en demeure pas moins qu'en attendant le contenu exact que compte donner le président Bouteflika à l'amnistie générale, le rôle actuel de cette commission se borne exclusivement à accomplir des tâches organiques. Ce n'est certes pas une mince affaire que de mettre en place toutes les structures au niveau des 28 communes que compte la wilaya. C'est ce qui explique, du reste, tous les conciliabules, tractations serrées et autres médiations, se passant tous au niveau des mille et un cafés que compte cette localité. Dans une phase «supérieure», nous explique-t-on, «il n'est pas exclu que des contacts directs et indirects soient pris avec les terroristes, toujours présents dans les maquis afin de les convaincre d'accepter de se placer sous la bannière de la réconciliation nationale et de l'amnistie générale, lesquelles représentent désormais leur ultime chance de salut». Mais si cette commission place en vrac toutes les questions en suspens comme un fourre-tout dans la notion d'amnistie et de réconciliation, des sources autrement mieux informées, que nous avons pu joindre sur place, écartent catégoriquement l'idée qu'il puisse être question d'amnistie fiscale, et encore moins que soient concernés les harkis et autres anciens Juifs d'Algérie. Nos sources, en revanche, tentent de trouver des «palliatifs» du fait que des criminels, montés dans les maquis, se retrouvent avec des casiers vierges et la possibilité de travailler n'importe où, alors que des jeunes sont marqués pendant des années pour de petites erreurs venues faire basculer définitivement leurs vies. G. n'a pas fait que la cuisine dans les anciens maquis de l'AIS. Il affirme avoir rejoint le maquis volontairement dès les premiers temps afin d'échapper à la vague d'interpellations dans les milieux islamistes au tout début des années 90. C'est après beaucoup d'insistance que nous le rencontrons, non loin de la mosquée El Arqam, attenante au quartier des 1400 Logements, en très grande partie occupé par des «repentis». Blessé au maquis, il raconte avoir été soigné sur place, du temps où il y avait des infirmiers, des médecins et des médicaments dans les maquis. «Nous étions plus de 1000 éléments rien que dans la région de Jijel. Nous avions un pouvoir de nuisance redoutable», raconte-t-il. Il ajoute que c'est en 1994, à la suite de la fuite massive de la prison de Tazoult et que le maquis ont été infestés par les tout-venant, qui se sont adonnés aux rackets puis aux massacres collectifs. «C'est pour cette raison, semble-t-il, que l'AIS a accepté de décréter une sorte de «trêve unilatérale», mais aussi de s'auto-dissoudre après avoir longtemps combattu le GIA comme stipulé dans les termes de l'accord dont nous a parlé Madani Mezrag. Curieusement, G. était au GIA avant d'intégrer l'AIS une fois commencées les plus graves «déviations» commises contre les populations civile.» G., désormais revenu de loin, tient à présent un petit commerce et entretient de très cordiales relations avec les voisins, clients et connaissances. Son discours est tout autre. Son expérience passée lui a fait comprendre pas mal de choses. «Je rejette aujourd'hui catégoriquement la violence». Il ajoute que «ceux qui se trouvent aujourd'hui dans les maquis mènent un combat vain, sans but et perdu d'avance». Trois conditions pour accepter l'amnistie Ce qui le fait parler ainsi ne relève pas seulement de la vanité de cette violence résiduelle. «Ces gens (les terroristes) doivent rejoindre leurs frères. C'est le peuple qui est la première victime de cette situation qui n'a que trop duré». Contrairement à son ancien émir, G. est de tout coeur avec le projet présidentiel sans en connaître encore toute la substance: «Il y a en ce moment un plan intéressant et ambitieux en train d'être mis en place. Donnons-lui toutes les chances de réussir». Ce plan, en somme, tout le monde en parle, chacun y place ses idées, idéaux et parfois même ses phantasmes sans que personne ne sache vraiment de quoi il s'agit. Curieusement, la réponse nous est peut-être venue de cheikh Ayoub. Un nom de guerre peu commun porté par un septuagénaire répondant aux initiales de B.M.Lui, ne s'est livré aux autorités que depuis le 14 août passé. Ses souvenirs et informations sont donc des plus «frais». Dix longues années durant, il a fait partie des rangs du Gspc. Il a passé 4 années dans les Babors, à Guerrouache et 2 autres à Sedadka. Pour se livrer aux autorités, il a été forcé de marcher pendant huit heures, s'évanouissant souvent, avant d'arriver à Selma, désormais lieu de repli de tous les futurs repentis. «J'ai été parfaitement et humainement pris en charge par les autorités militaires», raconte-t-il, les yeux encore humides par l'émotion, «il m'ont permis de me nettoyer, avant de me fournir de nouveaux vêtements, de me soigner, de s'occuper de mes papiers, de mes revenus et même de me procurer un lieu d'hébergement». Très encouragé par un pareil accueil, il admet avoir envoyé pas mal de messages à ses anciens compagnons afin qu'ils se rendent. Visiblement mieux informé que tout le monde, il nous apprend d'abord que son «ancien groupe se compose d'environ une vingtaine d'éléments», dont sa propre femme, M...Un autre groupe, composé de 8 personnes, indépendant du premier, occupe les monts s'étalant entre El-Ancer et Batna. Il nous apprend également que «les terroristes qui ont donné leur accord de principe pour déposer les armes auraient uniquement émis trois conditions. Il s'agit de la nécessité de libérer tous les islamistes détenus en prison et qualifiés par eux de détenus d'opinion, d'amnistier intégralement les terroristes en armes et de leur remettre des papiers complets et en règle afin qu'ils puissent se réinsérer normalement dans la société». Notre interlocuteur nous apprend même, quoique l'information doit être prise avec des pincettes, que «le président Bouteflika aurait déjà donné son accord de principe afin de satisfaire à ces trois conditions». Cheikh Ayoub est monté au maquis en 1995 lorsque ses deux enfants terroristes ont été tués. L'un aux Babors, au niveau de la station-service d'El Aouana. Cheikh Ayoub, qui raconte lui aussi la faim, le froid, les bombardements et les attaques meurtrières des éléments du GIA, nous apprend que sa fille est, elle aussi, descendue du maquis. Ses quatre enfants nés au maquis, et dont il est le grand-père, ont tous été régularisés à l'état civil. Son mari, en revanche, a été pris vivant lors d'un ratissage dans les maquis des Babors. «Il en a eu pour 15 ans alors que deux mois avant son arrestation, il parlait de se rendre», nous raconte cheikh Ayoub qui espère que son beau-fils sera libéré bientôt dans le cadre de l'application de l'amnistie générale. L'est du pays, qui se tourne déjà vers l'avenir et vers la paix, ne pense qu'investissements, argent, relance économique et politique. Le terrorisme, dans son plein sens, fait partie des mauvais souvenirs même si la mort, la peur et les angoisses ont la peau extrêmement dure...