Poutine a ordonné le renforcement de la défense aérienne de la Syrie Plus grave est l'incertitude qui pèse sur le choix, sinon le parti pris de l'administration Trump qui se découvre en plein brouillard, ne sachant plus si l'option est celle d'une guerre contre le régime du président Bachar al Assad ou celle d'une guerre totale contre le terrorisme... La réponse de la Russie à la frappe unilatérale des Etats-Unis contre la Syrie, sous le soupçon d'avoir usé d'armes chimiques, «est très décevante», pour le secrétaire d'Etat américain, Rex Tillerson qui semble surpris par la fermeté de Moscou qui a condamné vigoureusement une «agression contre un Etat souverain» en l'absence de preuves. Surprise d'autant plus feinte qu'elle intervient au moment où son collègue au Trésor, Steven Mnuchin, annonce que ses services préparent de nouvelles sanctions économiques contre Damas. Si la majorité des partenaires européens des Etats-Unis, exception faite de la Belgique et de la Suède, ont salué la frappe américaine ordonnée par Donald Trump et réclamé la poursuite des opérations militaires dans le cadre de l'ONU, la Russie et l'Iran ont pris quant à eux la mesure du changement de stratégie de l'administration US, sachant que cette attaque qui est une première dans les annales militaires américaines en Syrie va avoir des conséquences sur les relations entre les superpuissances, d'une part, et sur la présence des officiers US présents aux côtés des Forces démocratiques syriennes chargées de prendre Raqqa. Les avions US sillonnent le ciel du nord-est de la Syrie depuis septembre 2014, date des premières frappes américaines contre l'EI, ce qui a nécessité la mise en place du mémorandum sur la prévention des incidents et la sécurité des vols entre l'aviation russe et l'aviation américaine. Moscou a suspendu ce mémorandum, même si une ligne d'urgence a été maintenue entre les états-majors, et Vladimir Poutine a décidé dans l'immédiat un large déploiement des missiles S300, voire S400, pour prévenir ce genre d'agression contre la Syrie. Autre sujet de discorde éventuelle, les 900 conseillers militaires, forces spéciales ou artilleurs des marines qui ont été déployés dans le nord-est du pays, en soutien à l'alliance arabo-kurde des Forces démocratiques syriennes qui sont en train de reprendre Tabqa et dont la présence ne peut plus être perçue de la même manière par l'armée syrienne qui, jusque-là, ne les a jamais inquiétés. Après l'attaque de la base aérienne d'Al-Chaayrate, un changement d'attitude risque fort d'intervenir non seulement au sein des troupes du président Bachar al Assad, mais également de la Russie. Certes, de hauts responsables du Pentagone disent «avoir pris des mesures de protection» de leurs forces en Syrie sans en préciser le caractère. Leur conviction est que la frappe était très cadrée et que les dégâts limités malgré le nombre de 59 missiles Tomahawk minimisent les risques d'une escalade contre les 900 marines tant du côté russe que syrien. Ils arguent du fait que les partisans d'une frappe contre toute l'aviation syrienne ont été désavoués, privilégiant l'option de l'attaque contre une seule base d'où sont partis les avions accusés d'avoir utilisé des armes chimiques, que l'état-major US a prévenu les Russes bien avant l'opération, évitant de bombarder la zone d'Al Chaayrate où les militaires russes se trouvaient ainsi que leurs équipements. Autant de gages de leur «bonne foi», pensent-ils, qui font qu'il n'y aura aucun danger pour leurs avions aussi bien venant de l'aviation russe que de l'aviation syrienne dont toute attaque serait «extrêmement risquée». Le fait est que le bilan mitigé de la frappe, la moitié seulement des 59 missiles ayant explosé dans la base visée, ajouté au fait que deux appareils syriens aient pu décoller vendredi soir pour des raids programmés confortent ces observations. Est-ce suffisant pour les anti Deep state qui sont montés au créneau pour dénoncer une instrumentalisation de Trump pour en faire une marionnette au service de leurs objectifs? L'extrême droite américaine, incarnée par Mike Cernovich ou Alex Jones ne croit pas dans la métamorphose d'un Trump hier hostile à un engagement au Moyen Orient. Mais plus grave est l'incertitude qui pèse sur le choix, sinon le parti pris, de l'administration Trump qui se découvre en plein brouillard, ne sachant plus si l'option est celle d'une guerre contre le régime du président Bachar al Assad ou celle d'une guerre totale contre le terrorisme incarné par le groupe autoproclamé Etat islamique. Cette confusion résulte-t-elle de l'incapacité apparente des puissances occidentales, américains et Européens confondus, à faire le distinguo entre les groupes terroristes comme Fath al Cham, ex-Al Nosra, branche syrienne d'Al Qaïda, ou d'autres et les factions rebelles qui composent une opposition tirée à hue et à dia. C'est bien ce qui caractérise la volte-face du président américain dont on devine qu'il n'obéit plus à aucun fondement stratégique. En bombant le torse, Trump pense sans doute qu'il a délivré un message à Poutine sur le changement de style qui caractérise désormais la Maison-Blanche, mais encore faut-il qu'il y ait un style. L'homme, disent les observateurs avisés, est un colérique aux réactions imprévisibles et dont la passion pour les tweets impromptus n'est pas une garantie de pondération. En outre, les nombreuses victimes civiles des frappes menées par la coalition internationale que conduisent les Etats Unis, dans la zone de Tabqa et de Raqqa - on parle de près de 400 morts avoués - ne plaident pas en faveur de l'argument émotionnel brandi par Washington pour justifier la frappe contre l'armée syrienne. Pas plus tard qu'hier, ce sont au moins 15 civils dont quatre enfants qui ont encore péri hier, dans un raid de la coalition internationale près de Raqqa, principal bastion en Syrie du groupe Etat islamique (EI). 17 autres personnes ont été blessées dans cette frappe sur Heneyda, une localité aux mains de l'EI, et le bilan risque de s'alourdir car certaines se trouvent dans un état critique, d'après l'Osdh. Heneyda est une localité située à 25 km à l'ouest de Raqqa où Daesh a multiplié les bases de résistance pour empêcher les FDS de progresser vers Raqqa alors même que les Américains et leurs combattants arabo-kurdes veulent barrer la route à une offensive programmée de l'armée syrienne dans cette direction. Dans un tel contexte explosif, que peut bien promettre Rex Tillerson, en se rendant la semaine prochaine à Moscou? Le but du secrétaire d'Etat a changé car il s'agira surtout d'obtenir le rétablissement du mémorandum suspendu par le président Poutine quelques heures à peine après l'attaque de la base syrienne. Quelles que soient ses assertions, le fait même que l'ambassadrice américaine à l'ONU ait affirmé vendredi que les Etats-Unis sont «prêts à lancer d'autres frappes» et «d'autres sanctions économiques» n'est pas de nature à apaiser les doutes ou à tempérer la méfiance de Moscou. Roulée dans la farine lors du vote de la résolution sur la Libye transformée en autorisation de destruction massive d'un régime et de tout un pays par l'Otan, la Russie fait ses comptes et sait bien combien il est hasardeux de se fier aux professions de foi conjoncturelles. Une chose est sûre, Moscou qui prépare le renforcement des capacités de défense aérienne de la Syrie a déjà fait le deuil d'une improbable coalition américano-russe contre le terrorisme. Dans ce dilemme, Moscou n'est d'ailleurs pas seul. L'Iran qui a vigoureusement dénoncé une «agression contre la Syrie» s'est encore exprimé par la voix de son président Hassan Rohani qui reproche à Donald Trump d'avoir prétendu «combattre le terrorisme» alors qu' «aujourd'hui, tous les groupes terroristes en Syrie ont fait la fête après l'attaque américaine». Surtout, le président iranien a averti qu' «après l'agression américaine, l'Iran doit se préparer à toute éventualité» car, explique-t-il, «nous ne savons pas ce que préparent les nouveaux dirigeants américains pour la région».