Une rencontre sous haute tension Le président russe Vladimir Poutine a reçu hier au Kremlin le chef de la diplomatie américaine Rex Tillerson, après avoir déploré la détérioration des relations russo-américaines, une audience qui ne figurait pas à l'agenda de la visite du secrétaire d'Etat. Le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov a indiqué hier, que Moscou cherchait à comprendre les «intentions réelles» de l'administration américaine, estimant qu'il n'est «pas correct de placer ses partenaires devant un choix sous forme d'ultimatum». Le chef de la diplomatie russe a fait cette déclaration lors d'un entretien avec son homologue américain Rex Tillerson, en réaction à l'ultimatum lancé mardi par le chef de la diplomatie américaine, qui sommait Moscou de se ranger aux côtés des Etats-Unis et de mettre un terme à son alliance avec la Syrie. «Pour nous, il est extrêmement important de comprendre la position des Etats-Unis, les intentions réelles de votre administration», a indiqué M.Lavrov. Le chef de la diplomatie russe a rappelé que la ligne politique de la Russie était basée sur les principes du droit international, et ne se formait pas «sous l'emprise de la conjoncture instantanée ou d'un faux choix: avec ou contre nous». De son côté, Rex Tillerson a dit souhaiter un échange «ouvert, franc et sincère» pour «clarifier» les zones d'intérêt commun entre les deux pays et «comprendre et réduire les profondes divergences» qui existent. Lors d'une rencontre des ministres des Affaires étrangères des pays du G7, Rex Tillerson a affirmé qu'il était «dans l'intérêt de la Russie» de coordonner ses actions en Syrie avec les Etats-Unis et de ne pas soutenir un «partenaire peu fiable», faisant allusion au président syrien Bachar el-Assad. Depuis plusieurs jours, les responsables américains, tant civils que militaires, ont multiplié les salves contre le chef de l'Etat syrien. Sean Spicer, porte-parole de la présidence américaine, a ainsi provoqué une controverse mardi, en déclarant: «Pendant la Seconde Guerre mondiale, on n'a pas utilisé d'armes chimiques. Une personne aussi abjecte qu'Hitler n'est même pas tombée aussi bas.» Mais devant le tollé provoqué par ses déclarations dans les milieux juifs, il a dû s'excuser tout en admettant avoir «fait par erreur (sic) un commentaire inapproprié et manquant de sensibilité au sujet de l'Holocauste». Cette erreur a d'ailleurs fait aussi réagir la chancellerie allemande qui a dénoncé hier la comparaison entre Bachar al-Assad et Adolf Hitler. «Chaque comparaison de situations actuelles avec les crimes du national-socialisme ne mène à rien de bon», a déclaré Steffen Seibert, le porte-parole d'Angela Merkel. La rencontre des MAE russe et américain intervient donc à un moment où le ton n'a cessé de monter alors que la visite de Rex Tillerson doit durer quarante-huit heures. Raison officielle de cette visite, la conversation téléphonique entre Tillerson et Lavrov intervenue juste après les frappes américaines contre la base aérienne d'al Chaayrate. On se souvient que Lavrov avait estimé que ces frappes constituent «une agression contre un pays souverain», et qu'elles font le jeu des terroristes. Vladimir Poutine a déclaré, à ce sujet, hier que «les relations entre la Russie et les Etats-Unis s'étaient dégradées depuis l'arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche». Moscou attendait donc des «explications» de la part de Washington et c'est précisément l'objet des entretiens entre Lavrov et Tillerson. Ceux-ci n'ont rien à voir avec la première discussion entre les deux hommes, lors du G20, à Bonn, en février dernier. Cette fois, les tensions sont vives et la suspicion critique. L'administration Trump qui s'emploie à être conforme aux mandats républicains précédents entend contraindre la puissance russe en faisant prévaloir son droit à la suprématie, quitte à gonfler les muscles et à donner des coups de canif à la «légalité internationale». De son côté, la Russie transcende les aléas en se fiant à la diplomatie, de sorte que Lavrov a abordé plusieurs sujets autres que la Syrie, notamment la Libye, le Yémen, l'Ukraine et le dossier nord-coréen. Moscou a même cru nécessaire d'indiquer qu'il privilégie «la coopération constructive» et qu'il ne recherche pas «la confrontation». C'est pourquoi ses efforts tendent à comprendre dans quelle mesure «les Etats-Unis ont conscience de la nécessité de stabiliser et normaliser leurs relations», qui n'ont jamais été aussi difficiles depuis la fin de la Guerre froide. Il faut dire que l'establishment américain demeure globalement hostile à la Russie tandis que l'anti-américanisme constitue un instrument de légitimation pour le gouvernement de Vladimir Poutine. L'attaque contre la Syrie illustre la mainmise de cet establishment sur la Maison-Blanche où Donald Trump a tôt fait de revoir en profondeur ses promesses de campagne. Mais ce duel à distance ne peut suffire à occulter les écarts entre un Poutine, rompu depuis de nombreuses années à l'exercice de la politique et de la stratégie tant visible que secrète, et un Trump en apprentissage par-delà ses rodomontades dont il ne mesure guère les conséquences, pas plus qu'il ne masque le savoir-faire d'un Lavrov, diplomate chevronné en poste depuis treize ans, face à un Tillerson, ancien P-DG d'ExxonMobil, en quête d'une opportunité pour s'affirmer comme diplomate. Les dérapages verbaux, même incontrôlés, font partie du jeu quand Washington affiche sa «fermeté». Dans ce domaine, les Etats-Unis ont choisi de placer la barre au plus haut, parlant de soupçons quant à la complicité de la Russie dans les attaques chimiques, affirmant enquêter sur cette donne et donnant à entendre qu'ils pourraient se livrer à la même punition contre Moscou que contre la Syrie! Poussés à la surenchère par les Européens, les Etats-Unis jouent la carte de la confusion et multiplient les motifs de discorde puisqu'il est désormais question, outre la Syrie, de l'Otan et de l'Ukraine, preuve du fossé insondable rapidement creusé par les faucons du Congrès et du complexe militaro-industriel entre les ambitions du candidat Trump et les velléités de la nouvelle administration des Républicains version Bush.