Mouloud Mammeri, un monument de la littérature algérienne Rédigeant une note pour un journal marocain, sa plume s'est arrêtée, Mouloud Mammeri eut cette réflexion: «Le stylo est mort.» 48 h après, Mammeri... meurt. «C'est à la Mammérienne ou encore c'est l'école mammérienne.». Une telle appellation, ancrée dans le jargon des académiciens, des anthropologues, des hommes de lettres et des hommes de cinéma est longuement revenue sur les lèvres des participants au colloque programmé à Oran et qui s'est focalisé autour de l'oeuvre du défunt Mouloud Mammeri. La rencontre de deux jours, à laquelle ont pris part des sommités du cinéma et de la littérature, s'est tenue au théâtre régional Abdelkader-Alloula, situé au chef-lieu de la wilaya d'Oran. Le consensus était au summum, l'oeuvre de Mouloud Mammeri est unique, enrichissante et pleine de créativité, inspirante et pas du tout insipide malgré sa langue parfaitement travaillée. Le défunt était intrépide dans ses recherches, mais non oisif lorsqu'il se fixait un objectif à atteindre dans le cadre de son travail. Il bravait tous les risques pour se rendre sur les chantiers d'investigations qu'il avait ciblés auparavant. Ses oeuvres ont, durant deux jours, fait l'objet d'études laborieuses et approfondies, sous plusieurs angles, par des spécialistes de renom. Ce fut d'abord l'électron libre, en l'occurrence le cinéaste Mohamed Bensalah qui, comme à son habitude, sort de l'ordinaire en ouvrant le bal des communications, tout en servant de modérateur de la deuxième journée du colloque où il a été très explicite en apportant sa touche particulière. Il a d'abord fait le parallèle entre la littérature et le cinéma, mais a insisté également sur les assises relevant des deux branches irréfutablement indissociables. Il soulignera, tout en mettant en exergue, les rapports entre la littérature et le cinéma. Il dira dans ce sens que «les rapports entre la littérature et le cinéma sont une longue histoire de querelles et de malentendus». Sans coup férir, il haussera le ton pour balayer l'incompréhensible et l'illimité, tels que défendus par certains, concernant la relation de fidélité du texte romanesque dans son adaptation au cinéma. «On demande au film d'être scrupuleusement fidèle à l'oeuvre dont il s'inspire, alors que le passage d'une langue à une autre s'accompagne nécessairement d'une transformation, fruit de la rencontre profonde de deux créateurs», a-t-il affirmé rappelant que «Mouloud Mammeri, a été très explicite lorsqu'il a été interrogé à propos de son roman L'opium et le bâton, adapté à l'écran par Ahmed Rachedi». La réponse de Mouloud Mammeri, dira Bensalah fut ceci: «Je n'attends pas une translation fidèle, les choses ne pouvant se dire que différemment au cinéma.» Rachedi a suivi très fidèlement le roman. Se référant à des archives marocaines, Mohamed Bensalah a rapporté ce qu'a déclaré Mouloud Mammeri en indiquant que «le roman et le film sont deux langages différents». «Une telle déclaration a été faite à la presse 48 heures avant sa mort», dira Mohamed Bensalah estimant qu' «un texte porté à l'écran cesse d'appartenir à la littérature, car les mots 'performés'' par un acteur entrent en relation avec les autres composantes du langage filmique (décor, cadrage, découpage». Adorant le volet de l'adaptation des textes littéraires algériens au cinéma, Mohamed Bensalah a affirmé que «celle-ci (adaptation) est très rare. Pour l'orateur, peu d'exemples sont à citer, d'ailleurs ils constituent des exceptions. L'oeuvre de Mammeri revisitée Il s'agit, dira Mohamed Bensalah, d'El Hariq feuilleton télévisé de Mustapha Badie, adapté de la trilogie de Mohamed Dib, Le vent du Sud de Benhadouga, adapté par Slim Riad, L'opium et le bâton et La colline oubliée de Mammeri, adaptés à l'écran par Ahmed Rachedi et Abderrahmane Bouguermouh et Morituri et Ce que doit le jour à la nuit de Yasmina Khadra, porté à l'écran par Touita Okacha et Alexandre Arcady. «Il est temps de faire table rase des clichés tenaces concernant les rapports entre la littérature et le cinéma et d'abolir les frontières entre les arts», a préconisé Mohamed Bensalah. Le critique de cinéma Ahmed Bedjaoui, lui, a soutenu que «l'adaptation ne s'arrête pas uniquement au film et à l'oeuvre littéraire, mais au public et le texte écrit est la relation entre le public et le film». D'ailleurs, en revenant sur l'histoire du cinéma mondial, il a souligné «qu'avec l'apparition du cinéma parlant, les réalisateurs ont fait parfois appel aux écrivains de renom comme William Faulkner et bien d'autres». Le réalisateur de L'opium et le bâton, Ahmed Rachedi a évoqué ses premières rencontres et sa collaboration qu'il a qualifiées de «réussies» avec l'écrivain Mouloud Mammeri. Le réalisateur a invité dans ce cadre le public à redécouvrir son premier film documentaire L'aube des damnés produit en 1965 et commenté par l'écrivain Mouloud Mammeri. «Mouloud Mammeri a participé activement en écrivant le commentaire de cette oeuvre voulue comme 'l'éditorial du cinéma algérien''», a affirmé Ahmed Rachedi soulignant que «j'ai demandé à le rencontrer en 1964, quelques mois avant la sortie du film, on ne se connaissait pas encore». Un intellectuel de la première heure Le réalisateur de L'opium et le bâton a révélé que «Mammeri a aussitôt accepté d'écrire les commentaires». Trois jours plus tard, le texte était prêt, écrit sur neuf pages, suscitant l'admiration du cinéaste ne s'attendant pas à un tel commentaire. «Mammeri m'a donné les mots qui allaient parfaitement sur le film», a indiqué Ahmed Rachedi soulignant «avoir même corrigé le film pour qu'il soit conforme au commentaire de Mammeri». «Le texte écrit par Mammeri pour L'aube des damnés était parfait''», dira Ahmed Rachedi qui a aussi évoqué sa collaboration avec l'écrivain dans le cadre de l'adaptation au cinéma de son roman intitulé L'opium et le bâton. «Mammeri avait jugé que mon film était fidèle à son livre, à l'exception de quelques changements opérés en raison de ce qu'on appelle les impératifs du cinéma», a fait savoir le réalisateur expliquant avoir «regroupé plusieurs personnages du livre en un seul, et ajouté une séquence inexistante dans le roman, celle où l'on entend quelqu'un dire «Ali, mout waqef!» «Mammeri trouvait que c'était une bonne idée de mettre ça, d'exprimer une émotion plus qu'un caractère», a révélé Rachedi. Les rapports entre la littérature et le cinéma ont été également abordés par le cinéaste qui a estimé que la transcription d'un livre à l'écran est une entreprise délicate car «traduire c'est trahir», et il faut cependant «équilibrer entre la fidélité au texte original et les impératifs du cinéma». «Mouloud Mammeri a écrit sur la révolution algérienne, il a écrit pour tous les Algériens. Ce colloque est une réussite, la forte participation de la communauté universitaire valorise à sa juste mesure l'oeuvre de l'illustre écrivain», dira Ahmed Rachedi. «Mouloud Mammeri est un intellectuel de la première heure qui a tout fait pour la promotion de la culture amazighe», a souligné Ahmed Bedjaoui. Dans son intervention axée sur «Mouloud Mammeri, témoin, acteur et pionnier d'histoire populaire», Ahmed Bedjaoui a rappelé que «Mouloud Mammeri était un grand cinéphile doté d'une profonde culture cinématographique et un homme d'écrit et d'image, le qualifiant également de précurseur du cinéma amazigh». L'avocat infatigable de tamazight Ahmed Bedjaoui n'a pas omis de citer l'adaptation au cinéma de son oeuvre L'opium et le bâton. Ahmed Bedjaoui, évoquant Mouloud Mammeri et le cinéma, dira que «le défunt a apporté au cinéma une profondeur littéraire et a été un pionnier dans ce domaine». Le réalisateur Ahmed Rachedi n'a pas lui aussi omis d'aborder son expérience avec l'adaptation de L'opium et le bâton à l'écran. Pour lui, le film allait être l'éditorial du cinéma algérien. Il a souligné en ce sens que «l'écrivain n'est jamais intervenu dans le scénario, tout en regrettant que le film n'ait pas été fait dans la langue amazighe». Idem pour le réalisateur et producteur Belkacem Hadjadj qui a mis en évidence la dimension anthropologique de Mammeri en soulignant qu'«il a passé beaucoup de son temps à parler de culture populaire, car il savait que la culture algérienne s'était réfugiée dans l'oralité». «C'est une chance pour le cinéma que l'oralité soit encore vivace, car elle permet de mettre en oeuvre une image mentale et l'intérêt du cinéaste est de reproduire ce schéma», a-t-il ajouté. Malha Benbrahim membre du comité scientifique a soutenu que «Mouloud Mammeri est l'avocat infatigable de la culture amazighe, qui a redonné la voix à cette culture millénaire». Le cinéaste Mohamed Bensalah dira que «l'opportunité de cette manifestation est de passer d'une culture linguistique, celle du signe, à une culture paralinguistique, le cinéma et le théâtre notamment». «Mouloud Mammeri est un militant de la culture et cet hommage est l'aboutissement de son oeuvre et de sa lutte pour l'amazighité», a-t-il affirmé appelant à «mettre à la disposition des Algériens, notamment les jeunes, tout ce qui a été écrit sur Mammeri, homme intellectuel à l'oeuvre protéiforme, et à l'honnêteté indéniable». «Il faut revivifier la culture et l'oeuvre de cet auteur polyvalent», a recommandé le cinéaste Mohamed Bensalah. Né le 28 décembre 1917, Mouloud Mammeri est décédé le 25 février 1989 en rentrant du Maroc après avoir activement pris part à une rencontre littéraire organisée à Oujda. Rédigeant une note pour un journal marocain, sa plume s'est arrêtée, Mouloud Mammeri eut cette réflexion: «Le stylo est mort.» Est-ce un lapsus révélateur? 48 h après, Mammeri... meurt dans, tel qu'officiellement rapporté, un accident de circulation dans la wilaya de Aïn Defla.