L'Expression : Quels sont d'après vous, les points communs entre ces deux géants de l'histoire nationale? Ferrah:Ce sont des personnages clefs qui ont marqué l'histoire algérienne chacun à sa manière. A l'Ouest du pays c'est l'Emir Abdelkader et à l'Est c'est Saint Augustin. Ce dernier est originaire de Tagast (Souk-Ahras), comme Apulée est de Madaure. C'est une région qui a donné des personnages célèbres comme Massinissa ou Jugurtha. Malheureusement, le grand public ne les connaît pas. Ils ne sont pas enseignés dans les écoles. Et c'est dommage. L'histoire de l'Emir Abdelakader est mieux connue, puisque c'est un héros national qui a organisé la lutte populaire. Il est le fondateur de l'Etat algérien moderne, qui n'est pas né le 5 juillet 1962 , mais bien le 27 novembre 1832. Quant à Saint Augustin, il faut le restituer dans son époque, le 4e siècle. Il est né en 354 et il est mort en 430. C'était l'époque de l'occupation romaine. Il s'était converti au christianisme, une religion qu'il avait choisie parce qu'à ses yeux elle défendait l'égalité et la justice. Est-ce qu'il y avait des points communs dans leur manière d'aborder les événements? Ils étaient différents, car ils n'ont pas vécu les mêmes problèmes. Les époques ne sont pas les mêmes. On ne peut pas comparer le 4e siècle et le 19e siècle. Mais tous les deux sont nés à la campagne Le temps d'une halte est un entretien avec l'Emir Abdelkader. Moi, Saint Augustin est un roman. Vous abordez la biographie de ces deux hommes à travers des formes littéraires originales. Quelles sont les parts respectives de l'historien et de la fiction? En fait je ne suis ni historien ni romancier. Je suis plutôt géographe. Je ne revendique rien. J'écris par passion, mais je me base sur des sources historiques pour ne pas commettre des erreurs au détriment des lecteurs qu'il faut respecter. Pour l'Emir, j'ai fait une interview. C'est un travail de journaliste qui permet de découper la vie de l'Emir en autant de haltes. Dans la réalité, j'ai rédigé les réponses avant les questions. Et puis il y a les commentaires qui viennent en appoint pour apporter les explications complémentaires. Sur quoi vous basez-vous pour faire un tel travail? Je me base sur les données que je trouve dans les textes. Mais c'est vraiment modeste par rapport à la personnalité de l'Emir Abdelkader. Le but que je me suis fixé, c'est de rendre le personnage accessible, car les livres d'histoire sont ardus et difficiles à lire. Par rapport au foisonnement des sources, le travail d'élagage a-t-il été facile. Pour moi, cela a été une découverte, car avant 1962, on ne connaissait pas l'Emir Abdelkader. Quand ils ont ramené son corps de Syrie dans les années 60, on commençait à s'intéresser à lui. Et puis j'ai passé douze ans dans la région de Mascara dans le cadre de mon travail. C'était l'occasion de mieux connaître le milieu dans lequel il avait évolué. On connaît les faits d'armes de l'Emir, mais on ne connaît pas suffisamment ses qualités de poète, de philosophe, d'amoureux de la nature. Pourtant, l'Emir a laissé des textes qui renseignent sur sa sensibilité et sa curiosité, son amour de la nature, son humanisme. L'aspect guerrier, c'est peut-être 1% de ce personnage. Il est allé à la guerre par obligation. Lui, il n'a pas été formé pour être chef d'Etat ou guerrier. Il était destiné à enseigner la doctrine soufie. Quand la guerre est venue, il a fait face, il a pris ses responsabilités. Quand tout cela est fini, il est revenu à sa première vocation. A Damas, il a enseigné les Mawakifs (les haltes). Ce sont les idées essentielles de tout homme dans la vie musulmane. C'est un personnage extrêmement riche et digne d'intérêt. Sur tous les plans. Dans ses poésies par exemple, il y a des choses extraordinaires. J'espère qu'un jour on créera un Institut Emir Abdelkader qui permettra aux universitaires de tirer profit de l'oeuvre de cet homme. On dit que la photo de l'Emir Abdelkader, celle qu'on voit sur la jaquette du livre, est un faux. Est-ce vrai? Oui, ce sont les peintres français qui l'ont peint comme ça, avec beaucoup de douceur. C'est comme cela qu'ils se le représentaient. L'Emir en fait était moustachu, très fort, il avait de la carrure. On dit qu'il était plutôt petit de taille... Il mesurait 1,70. Il n'était pas aussi petit que Napoléon, qui faisait 1,55. Mais l'Emir à cheval était impressionnant. Il y a encore beaucoup à faire pour une meilleure connaissance de l'Emir. A mon avis, il faut l'arracher aux contingences politiques pour l'introduire à l'école, à l'université, ainsi que dans le circuit du patrimoine. Saint Augustin, ce Berbère né en Algérie, est considéré en Occident comme le père de l'Eglise. Vous dites que pour un musulman, c'est un acte à première vue inconciliable. Et pourtant, nous avons beaucoup à apprendre de lui, parce que sa vie, malgré les siècles qui nous séparent, ressemble à celle de beaucoup d'Algériens d'aujourd'hui. Quel message pouvons-nous tirer de l'oeuvre et de la vie d'Aurelius l'Algérien? Saint Augustin est en effet le père de l'Eglise. C'est-à-dire que dans la hiérarchie, il y a Saint Paul et Saint Augustin. C'est lui qui a tout codifié. Le catéchisme, le credo, le fonctionnement de l'Eglise. Mais ce n'est pas l'objet de mon livre. Ce que je veux moi, c'est le faire connaître en tant que citoyen de cette terre. Ce en quoi il nous ressemble et en quoi il est intéressant pour nous. Tout comme l'Emir Abdelkader, il est un enfant du bled, un fils du pays. Il était né dans un milieu modeste. Les Romains lui ont donné le nom d'Aurelius. J'ai cherché l'origine de ce nom, et le mot qui s'en rapproche le plus, c'est Auregh (le doré) comme on dit Aberkane (le noir) Amellal (le blanc) ou Azzegagah (le rouge). Il n'y a aucun document qui dit que Saint Augustin s'appelait Auregh? Aucun, à ma connaissance. Il s'appelait Aurel. Et après il a été baptisé au nom d'Augustin, un prénom honorifique, parce que l'empereur romain s'appelait Auguste. Comme nous nous donnons le nom de Mohamed, en l'honneur du prophète. En quoi est-il intéressant d'étudier sa biographie? La première chose, c'est que c'est un enfant qui est né faible et malade. Mais à force de volonté il a réussi à compenser la déficience physique. Ensuite, c'est un enfant pauvre qui devient rhéteur, l'équivalent d'un professeur agrégé de nos jours. Quand on voit en enfant partir de rien et finir professeur à l'université, on ne peut que reconnaître sa valeur. C'est simple, si on travaille, on doit y arriver. Et enfin, il y a l'intelligence du personnage, il va codifier toute une religion. Il faut du génie pour cela. Donc pour nous, c'est un modèle de volonté, de travail, d'intelligence, et on apprend avec lui la vie simple des gens de son époque. C'est tout de même un pan de notre histoire. En tant que religieux, il défendait les pauvres et le principe de charité. Si l'Islam existait à l'époque, il aurait peut-être été musulman, mais l'Islam ne viendra en Afrique du Nord que des siècles plus tard. Vous avez également publié un livre sur la Kahina en 1997 et un autre sur Etienne Dinet en 2002... Reine ou artiste peintre, que nous enseignent ces personnages historiques? J'ai en effet fait un livre sur la Kahina en me demandant : est-elle vraiment berbère, est-elle juive? Parce que ce sont les deux questions qui se posent. Il faut donner aux lecteurs la possibilité de juger par eux-mêmes. Est-ce qu'elle ne peut pas être à la fois juive et berbère? Si, elle peut. Mais il faut expliquer le sens de ces mots. Si elle vient de la Judée en Palestine, elle n'est plus berbère, car être berbère suppose qu'on est originaire d'Afrique du Nord. Donc là j'ai fait des recherches et j'ai remonté son arbre généalogique. Il n'y a pas l'ombre d'un doute. Elle est bien berbère. Mais est-elle juive? Les catholiques pour leur part disent qu'elle est chrétienne. Pour nous, qu'est-ce que cela change? Si, ça change, parce qu'elle a combattu les Arabes. Cela change les données du problème. Les Arabes étaient à la tête d'une armée qui voulaient envahir son royaume. Oui, c'est vrai. Il y a eu des batailles partout. En Syrie, en Egypte, en Irak, y compris dans la péninsule arabique. A l'époque même du prophète, il y a eu un contre-prophète. Ce sont des données historiques. Or, dans tous les articles que j'ai consultés à propos de la Kahina, il n'est nulle part indiqué qu'elle avait mené une guerre de religion. Donc ce n'était pas une juive. Mis à part Ibn Khaldoun, quels sont les textes qui font référence à son judaïsme? Oh, il y en a eu beaucoup. Ibn Khaldoun vit au 14e siècle, et il parle d'événements qui se sont passés plusieurs siècles auparavant. Donc il s'est basé sur les écrits des historiens qui l'avaient précédé. Il dit, entre autres, qu'à l'époque de la Kahina, certains membres de sa tribu pratiquaient le judaïsme. Les juifs, qui étaient pourchassés en Orient, avaient trouvé ici une terre d'accueil. Vous avez aussi publié un livre intitulé Etienne et Slimane? Etienne Dinet est un Français issu de la bourgeoisie. C'est un artiste qui découvre l'Algérie, le Sahara, la lumière. Je me suis intéressé à lui par hasard. L'Emir Abdelkader meurt en 1883 et Etienne Dinet arrive en Algérie en 1884. Cela m'a permis de suivre le parcours de l'Algérie depuis 1830 jusqu'en 1930, puisque Dinet meurt en 1929. Qu'est-ce que j'ai fait dans ce livre? J'ai pris un certain nombre de tableaux de Dinet et j'ai fait revivre les personnages qui sont dépeints par l'artiste, qui a mis vingt ans pour se convertir à l'Islam. Et Slimane Ben Brahim était son ami. Ensuite je me suis intéressé au Sahara et j'ai fait un livre sur le père Charles de Foucault, en me demandant : est-ce un mercenaire ou un homme de foi? Votre biographie :Je ne me destinais pas du tout à l'écriture. Je suis ingénieur d'Etat en agronomie. Ensuite j'ai fait un doctorat en géographie. J'ai travaillé sur le terrain dans plusieurs wilayas. Ensuite je suis allé en France. Donc l'écriture pour moi est venue vers la fin. Mais je considère que chaque homme doit avoir deux buts dans la vie : planter un arbre et écrire un livre.