Kateb Yacine est le nom si souvent associé à celui de M'hamed Issiakhem. Il y a cependant un homme que le grand public ne connaît pas, mais qui fut pour eux un ami et un compagnon fidèle. Il s'agit du moudjahid Bensalah Amar, dit Nachet, grâce à qui on a pu découvrir pendant trois jours des tableaux inédits d'Issiakhem, à la galerie Omar Racim, relevant de l'Unac, sise à l'avenue Pasteur, à Alger. Pour M.Abdelhamid Arroussi, président de l'Unac, quel rapport pouvait-il y avoir entre ces trois êtres exceptionnels: l'écrivain, le révolutionnaire et le peintre? C'est donc l'objet de cette exposition qui a sorti du terroir des oeuvres oubliées, plutôt jalousement gardées, pour être montrées aux Algériens ébahis, une oeuvre qui a gardé toute sa fraîcheur et qui défie le temps. Le moment pour cela a été bien choisi, puisque d'une part il coïncide avec la journée de l'artiste, et que d'autre part, l'Algérie commémore le vingtième anniversaire de la mort de M'hamed Issiakhem. Dès le premier regard, on reconnaît la patte, le style, les couleurs et le trait du génie tourmenté qu'était Issiakhem. Les tableaux ont été peints dans l'établissement de M.Nachet, sis à la rue Rédha Houhou. Ce qui était une droguerie fut transformé grâce aux soins des trois amis en «Tanissia», un lieu convivial: «Je lui avais demandé de décorer les murs, et c'était parti de là». Issiakhem décorateur. Il adorait ça. Il peignait, mais ne vous amusez pas de lui faire des remarques, dans le genre «C'est beau!». Il se mettait alors en colère et détruisait ce qu'il venait de réaliser. Il manifestait ainsi ce que ses amis appelaient le mauvais caractère d'Issiakhem. Au départ c'était donc une commande tout ce qu'il y avait de sérieux. C'est la raison pour laquelle certains tableaux ont des dimensions originales: rectangulaires, plus longs que larges, ils devaient épouser la forme du mur. Accrochés au plafond, les cadres jouaient le rôle de gorges. Décorer une salle n'est pas quelque chose de tout à fait nouveau, pour preuve la chapelle Sixtine peinte par Michel-Ange. Mais de la part d'Issiakhem, la chose n'était pas évidente. Il peignait quand il voulait, quand son humeur, ou ce que certains appellent l'inspiration le lui demandait. Alors il fallait le laisser faire. «On restait au Tanissia 24 heures sur 24. On discutait. On refaisait le monde. On échafaudait de grands projets pour l'Algérie. On était des artistes, quoi!» Kateb était un merveilleux conteur. Issiakhem n'avait rien à lui envier. On en avait eu la preuve avec le documentaire que lui avait consacré la télévision nationale quelque temps avant sa mort, un documentaire qui avait battu à l'époque les records d'audience. Dans les tableaux exposés, on retrouve les deux pistes favorites de l'artiste peintre Issiakhem: le figuratif, mais aussi l'abstrait, avec un fort goût pour le symbolisme qui faisait de lui l'un des représentants les plus dignes du groupe Aouchem, un courant pictural bien algérien qui cherchait une nouvelle voie au cours des années 70. On y retrouve les trois alphabets: arabe, latin, et amazigh. C'est-à-dire les trois signes en vogue en Algérie, et qui sont un peu nos «constantes». En tant qu'artistes, Kateb et Issiakhem étaient certainement en avance sur leur temps. Si on les avait écoutés, le pays n'aurait certainement pas eu à connaître des drames comme ceux du Printemps noir en Kabylie. C'est la raison pour laquelle ses oeuvres abstraites (préférons plutôt le mot symbolistes) ne peuvent pas demeurer fermées pour l'oeil algérien, tant on y retrouve nos racines, nos valeurs. Ce qui ne veut pas dire qu'elle sont faciles d'accès. Bien au contraire, il faut vraiment beaucoup de concentration pour pouvoir en décrypter le message. Quant aux oeuvres figuratives, la première chose qui se dégage d'elles, c'est comme d'habitude, à la fois une immense douleur et beaucoup de dignité. Hommes ou , ses portraits nous parlent immédiatement. On sait que c'est Issiakhem. Il y a ce côté sombre, avec la dominante ocre, et juste entre les nuances de couleur, on aperçoit une lumière, qui vient du fond des âges. Comme ce petit tableau, qui est un bijou: L'Arabe est ma colère et qui peut aussi se lire: «Ma colère est arabe» (1977). Il suffit d'intervertir les mots, mais le tableau vous prend et ne vous lâche plus. M.Nachet nous raconte les circonstances, très anecdotiques au demeurant, dans lesquelles a été peint le tableau, et l'on comprend alors pourquoi il y a mis tant de rage. Ou bien alors cet autre tableau : Parmi les envoyés d'après d'autres (1979) et qui dégage une terrible souffrance humaine. Monseigneur Duval, ancien évêque d'Alger, en était tombé amoureux, car il y voyait à sa manière l'image du Christ. Il avait demandé à l'envoyer au Vatican. Il s'était contenté, à la demande de M.Nachet, de le prendre en photo des centaines de fois.