La fête au village Tifra est un ancien et beau village qui trempe éternellement son existence dans la Méditerranée. Situé à quelques encablures de la mer, cet authentique village fondé au XVe siècle appartient à la commune de Tigzirt. Et, il ne rompt jamais avec cette authenticité car samedi dernier à Tifra, c'était la grande fête. Les villageois ont sorti leur grande artillerie pour l'organisation de la mythique zerda ou Ttavyitha comme on a coutume de l'appeler dans la Kabylie maritime. Samedi dernier, donc à Tifra, c'était la fête. Et l'ambiance avait commencé déjà la veille. Les villageois n'ont pas dormi de la nuit. Les préparatifs étaient à pied d'oeuvre pour réussir ce rendez-vous qui revient toutes les cinq années. Tout Tigzirt semblait en fête d'ailleurs. Dès les premières heures de la matinée, les arrêts de transport public qui mènent de Tizi Ouzou à Tigzirt et de Tigzirt à Tifra et même vers Iflissen étaient assaillis de voyageurs. Tous des visiteurs qui voulaient assister à Ttavyitha Oucheikh. Arrivés à Tifra, nous entrâmes par l'ancien village. Les premières maisons faites de pierres témoignent des siècles passés sur ce bourg dont les regards ne se détachent jamais de la mer. Dans cet ancien village qui date du XVe siècle, on se sent profondément méditerranéen. Tifra est un bourg qui ressemble à ceux de la Grèce, du Sud de l'Italie, de la Sardaigne, du Liban et de Chypre. Tifra est une pièce précieuse des trésors de la civilisation méditerranéenne. Les anciennes maisons de Tifra sont encore entourées de gros figuiers et de grenadiers. Les pierres portent toutes les témoignages des ancêtres qui ont veillé sur leur personnalité millénaire. On entend encore leurs voix qui chuchotent dans les encoignures de ces maisons. Quelques pas et nous nous retrouvons à la place du village Tifra, cinq siècles plus tard. L'ambiance de la zerda d'Oucheikh nous accueille. Avant midi, les visiteurs se comptaient déjà par milliers. Des milliers de femmes, habillées de robes kabyles éclatantes, de vives couleurs. Aux alentours de la mosquée et son esplanade, on pouvait difficilement avancer, mais nous l'avons fait quand même. On s'est frayé un chemin vers l'esplanade de la mosquée. Cheikh Hassan, l'imam du village et descendant d'une famille religieuse, un micro à la main, exprimait continuellement sans se lasser les messages de bienvenue et de remerciement aux visiteurs. Assis à l'ombre d'un ancestral olivier et entouré des vieux du village, cheikh Hassan égrenait des bénédictions à tous les visiteurs et à tous ceux qui donnaient des offrandes en argent et en toute sorte de biens. Sa voix raisonnait jusqu'aux alentours de Tifra. A une cinquantaine de mètres plus loin, des tentes installées fusaient des voix chatouillantes de chants religieux des cheikhs soufis. On les appelait les «Khouane». Ces voix portaient dans leurs ailes des souvenirs des siècles passés quand l'islam de Kabylie était synonyme de fraternité et de paix. Jadis, ces chants apportaient la paix intérieure, mais aussi la paix entre les tribus. Ce samedi à Tifra, ces chants raisonnaient encore prouvant que l'islam dans cette région ne pouvait jamais s'aligner avec le prosélytisme de la «mort». Les chants étaient, d'un moment à l'autre, interrompus pour laisser place aux bénédictions des cheikhs. Pendant ce temps, le village se remplissait de plus en plus à ne plus pouvoir contenir autant de visiteurs. La circulation automobile devenait impossible. Ce qui amenait les jeunes du service d'ordre à rediriger les automobilistes vers des parkings aménagés pour la circonstance dans les champs d'en bas. Comme au bon vieux temps quand les fêtes villageoises étaient agrémentées par les «qahwadji» de circonstance, des jeunes avaient aménagé des étals de fortune pour vendre des boissons gazeuses, des jus, des gâteaux et même du flexi. A midi, l'heure du déjeuner, les organisateurs reconnaissables à leurs habits d'ailleurs ont commencé, comme de coutume en Kabylie, à distribuer du couscous avec la viande. Les visiteurs pouvaient manger à satiété. La veille, plusieurs boeufs ont été égorgés en plus des moutons. Mais il ne pouvait en être autrement comme d'habitude chez les Kabyles. Les femmes sont les premières à être servies avec les enfants à l'évidence. Ce n'est qu'une fois le service pour les femmes accompli, que le couscous parvint aux hommes. Disposés en cercles et en petits groupes sous les oliviers et sous les figuiers, les visiteurs étaient tous servis. Manger ensemble était d'ailleurs l'une des pratiques que ces occasions faisaient renaître. Une heure plus tard, tout le monde avait déjeuné, le banquet a été suivi de la récitation de la première sourate du Coran. Depuis les temps mémoriaux, les gens remerciaient Dieu pour la nourriture mais aussi pour l'union et la paix. Les discussions ont repris après le repas. Nous avons justement profité de cette occasion pour discuter avec des personnes du village et des visiteurs venus de très loin. «Ce genre d'occasions, au-delà, de sa dimension religieuse, ont un rôle très important. Des traditions comme celle-là contribuent énormément à la formation du comportement des personnes comme du groupe. Ce sont de véritables repères. Nous voyons d'ailleurs le lien étroit entre le déclin de ces traditions et la perte des repères» affirmait Lounès Ghezali, écrivain-romancier de la région. Dans l'après-midi, nous avons quitté le village Tifra, mais les airs chantés par les femmes «Tivougharine» nous accompagnaient comme pour nous souhaiter une bonne route. Les chants soufis des «Khouane» raisonnaient aussi dans nos oreilles jusqu'à se mêler au frou-frou des vagues de la Méditerranée qui nous accueillait à tour de bras, à quelques kilomètres en bas du village. Ttavyitha n Oucheikh de cette année a été une grande réussite pour les citoyens de ce mythique village méditerranéen. A très bientôt!