C'est une tradition ancienne qui s'est maintenue au fil des générations en se renouvelant sans cesse. Ce qu'on a chanté dans les soirées sont des poèmes oraux composés généralement par des anonymes, mais qui ont été des hommes de religions convaincus. Ceux qui chantent sont avant tout et de tout temps de fervents pratiquants. On n'a jamais connu de chanteur funèbre qui ne fait pas la prière ou n'est pas croyant. Les chants funèbres exécutés par des voix d'hommes ou de femmes, ca il n'y a pas de mixité, sont de nature polyphonique. A une voix, ils n'ont pas d'impact sur le public. Pour le réconfort moral et la compassion Depuis les origines, ces chants funèbres à caractère religieux, ont été l'affaire des Khouans qui n'ont pris cette charge de chanter volontairement au cours des veillées funèbres pour apporter à la famille éprouvée par la disparition d'un être cher, du réconfort moral ainsi que des marques de solidarité et de compassion. Toute la thématique qui s'est renouvelée au fil du temps, tourne autour de la croyance en Dieu, du bien fait aux autres, de la constance dans les prières, particulièrement celle du Fejr, de la vie en ce monde, on raconte qu'un cheikh est allé à la fontaine quand tout à coup la source s'est mise à faire couler des pièces d'argent. «Ô Fontaine ! lui a-t-il dit, ce que je veux c'est de l'eau pour étancher ma soif. Quant à la vie ici-bas, elle est éphémère». Actuellement, nous assistons à une volonté de ressusciter les groupes de Khouans d'antan, hommes et femmes séparés en vertu de l'interdiction de la mixité, qui prennent part à la la douleur des autres en allant chanter chez eux lorsqu'un des leurs meurt. Ils y vont à la veillée funèbre, au 3e jour qui suit et au 40e jour, bénévolement. Les femmes y viennent le matin. Structure et portée religieuse des chants Il s'agit de poèmes composés à des périodes plus ou moins lointaines en s'inspirant d'évènements du moment. Ce qui explique la diversité de contenu sémantique pour une même thématique. Ceux qui les ont composés sont des connaisseurs en poésie et des pratiquants supposés être d'une propreté morale exemplaire. Un texte de ce type est chanté sans accompagnement musical, mais son contenu seul est capable de sensibiliser le public à la douleur d'une famille endeuillée. Pour illustrer nos propos, nous avons choisi ce poème ancien que Mouloud Mammeri a recueilli et classé parmi des textes destinés aux Khouans par sa forme versifiée et son contenu destiné à réconforter moralement les proches du défunt. En voici un extrait suffisant pour en avoir une idée de sa beauté : «Eternel Dieu je t'implore/ Toi qui est Tout Puissant / Je t'invoque par les Hachémites/ Par tous les récitateurs du Coran, réserve-nous les biens du Paradis, tous tant que nous sommes ici». Toujours dans la même catégorie de textes poétiques adaptés au cercle des Khouans, on peut proposer celui-là : «De grâce, messieurs les clercs, puisque vous savez la loi, suivez-la, et laissez Dieu en ses desseins faire ce qu'il croit bon, il est le compatissant. Le Miséricordieux, il sait en quel lieu il place ses dons». Les Khouans sont des gens pieux, dévoués et qui consacrent bénévolement leur vie aux familles éprouvées par une perte cruelle, sinon aux désespérés, ils leurs apportent dans le malheur quelque réconfort. Il leur arrive d'apporter de la vie à des veillées religieuses auprès des cheikhs marabout quand ceux-ci reçoivent des visiteurs pour la nuit Jean El Mouhoub Amrouche, dans cette ambiance religieuse Si le chant des khouans l'a marqué à vie, c'est parce qu'il a toujours eu une peur maladive de la mort. Cela a commencé dans son village natal où devait régner comme dans toute la Kabylie de l'époque une grande ferveur religieuse. A côté de chaque mosquée de village, il y avait une école coranique chargée de transmettre le Coran à chaque génération de jeunes et ce, afin qu'à chaque cérémonie religieuse il y ait des récitants du Coran et de Fatiha. Avant la colonisation française, un grand nombre de tolbas (élèves d'écoles coraniques) qui avaient appris les 114 sourates allaient se perfectionner en langue arabe, en droit musulman ou en d'autres spécialités dans les zaouaya. Ce dont se souvient bien Amrouche, c'est de ces khouans chargés du dhikr ou des récitants du Coran qui ont joué un rôle essentiel pendant les cérémonies : invoquer Dieu et son prophète, demander pardon au Tout Puissant, rappeler la force et la justice divines à ceux qui ont tendance à oublier leurs devoirs religieux. Ainsi, même s'il a vécu coupé des traditions musulmanes par rapport à son père, Amrouche a composé des recueils de poésies de haut niveau reconnus comme tels par de grands écrivains de son temps, mais ses textes sont porteurs de l'influence des khouans, spécialisés en dhikr et qui connotent la mort sous le prétexte que dans les veillées funèbres, ils succèdent aux marabouts appelés par la famille du défunt pour réciter le Coran. Les khouans peuvent avoir appris le Coran en totalité ou tout au moins en partie, mais ils ont une autre vocation, celle de déclamer en groupe polyphonique chantant des poèmes composés par des maîtres de la langue. Il n'est pas donné à tout le monde de composer ce genre de texte ayant pour but de soulager ceux qui ont le cœur meurtri par la perte cruelle d'un être cher, redonner de l'espoir, convaincre, faire admettre l'idée d ‘irréversibilité de l'évènement malheureux. Ce texte que nous avons choisi pour son fond surtout est largement représentatif du répertoire des khouans : «Nous devons quitter le monde sans y laisser de trace /Jeunes ou vieux telle est la volonté de Dieu gloire à lui, tout ce qu'il a créé se perdra et ira vers le but fixé, Que Lui importe que quelqu'un pleure, si tu as quelque chose au moins jouis-en. Choisis le plus exquis, tu ne prolongeras pas d'un seul jour ta vie». Ali Chibani, auteur d'une étude sur l'ensemble de l'œuvre poétique de Jean el Mouhoub Amroche, met en évidence l'idée selon laquelle le poète a composé sous l'influence des images obsédantes de son enfance comme celle de la mort, de la vie au village déterminée par les coutumes, croyances convenances sociales, conditions naturelles dures à supporter. Là-dessus, ce poème d'Amrouche extrait du recueil «Etoile secrète (1934), en dit plus long : «Tu seras dans ton lit de schiste. Au pied du figuier tordu. Ils viendront par le val de Mort. Montant lentement la colline» Qui dit poète dit normalement esprit inventif. Lorsqu'on considère que son mode d'expression esthétique est un art, l'art de composer des vers, on ne peut qu'adhérer à l'idée de créativité personnelle. C'est le cas de Jean Amrouche qui, en vrai poète, a parlé naturellement dans un langage qui lui est propre et qui donne à lire son intériorité marquée par la mort, obsession de sa vie d'enfance.