Les tombeaux des saints patrons donnent souvent lieu à des cérémonies d'exorcisme aux relents de “fête païenne”. Celles-ci sont censées délivrer l'âme de ses tourments et de ses démons. Elles sont accompagnées de danses rituelles, d'encens, de cris et de lamentations, au rythme du bendir et des chants des khouan. Nous voilà transportés par la magie saisissante du j'dib. Drapée de noir, un visage de Gitane d'où se détachent deux grands yeux couleur d'ébène, vifs et espiègles, c'est elle. El-hadja Z'hor. Détrompez-vous, elle n'a rien d'une vieille femme. Nous l'avons rencontrée au village Aït Ali Ou M'hand, précisément à la zaouïa de Sidi Ou Driss. C'était un jeudi, et les jeudis la zaouïa reçoit beaucoup de ziaras. De fait, malgré un temps particulièrement pourri, les visiteurs n'ont pas manqué le rendez-vous. Il y en a même qui sont venus de Béjaïa. Ce jeudi donc, c'est jour de hadhra. La hadhra signifie littéralement l'assemblée, et dans le contexte qui est le nôtre, la transe collective. Une cérémonie mi-festive, mi-religieuse, avec une atmosphère bien particulière à la clé : expression corporelle, danses rituelles, talismans, incantations, odeurs, signes, bougies, encens. Dans certaines régions, la transe donne lieu à des pratiques doloristes — comme dans le j'dib de Sidi Ammar. On voit ainsi des bateleurs jouer avec le feu au sens propre du mot, des fakirs aïssaoua se livrer à des jeux lascifs avec des serpents ou encore tel un derviche allumé se trémoussant comme un possédé et marchant sur des charbons ardents. Fête ou cérémonie d'exorcisme, sans doute y a-t-il des deux. Les malades passent en priorité, ceux du corps, mais surtout, ceux de l'esprit. En tout cas, malade ou pas, le rituel suit son cours. Inexorable. C'est un peu la part du folklore. Il faut survivre aux assauts de la modernité. Nous serons surpris par le nombre de jeunes attirés par ce “show” d'un autre âge. Sous un froid givrant et une pluie torrentielle, les voici allumant des chandelles, tandis que les femmes sont attroupées dans lamqam, autour du tombeau du ouali. Leur attitude n'a rien de solennel. Elles tournent autour de la relique en passant la main sur les étoffes de soie qui recouvrent son cercueil et en marmonnant des prières. Après, place à la ripaille. Le couscous est le plat officiel des zerdas. On n'hésite pas à manger dans le m'qam, au milieu d'un brouhaha festif et jouissif qui tranche avec le silence religieux dans lequel baigne habituellement ce genre d'endroits. Après la ouaâda, rendez-vous dans la salle d'en face où des badauds, des gens de passage, des malades, attendent le commencement de la transe en grelottant de froid. On chauffe le bendir. Malek, 25 ans, fait partie d'une troupe venue des environs d'Akbou (Ighil Oumsad). Malek se définit comme un khouni, tandis qu'El-Hadja Z'hor et les siennes sont des khouinate. Nekkini thakhounite, décline fièrement l'une d'elles. Le mot khouni est le singulier de khouan. Les khouan étaient les adeptes de la Tariqa Rahmania, fondée au XVIIIe siècle par M'hamed Ben Abderrahmane El-Azhari El-Ghechtouli El-Djerdjeri, alias Sidi Abderrahmane Bouqobrine (1715-1793) (1). La Rahmania, comme la Tidjania, la Kadiria, les Aïssaoua, les Alaouites, les Derkaoua, etc., est une confrérie religieuse dérivée des principaux ordres mystiques apparus en Orient aux XIIIe et XIVe siècles (2). Bref, dans les zaouïas Rahmania donc, les khouan occupaient le bas de la hiérarchie. C'étaient les “militants de base” pour ainsi dire. Aujourd'hui, ceux-ci n'ont plus tout à fait le même statut. Sous Sidi Abderrahmane, le khouni était avant tout un mystique qui invoquait Dieu en toute circonstance moyennant le dikr. Les adeptes de la Tariqa organisaient eux aussi des hadhras, mais le rituel était plus orthodoxe. De nos jours, nous avons droit à un melting-pot de troupe folklorique façon zorna, de survivances ancestrales et d'éléments religieux tout à fait éclectiques. A telle enseigne que dans ce genre de troupes, ces mêmes gens qui entonnent leurs hymnes religieux, à la gloire de Dieu et de ses saints, ne font pas forcément la prière et ne sont pas tenus de connaître le Coran. Malek, lui, fait la prière, mais il n'a jamais reçu d'enseignement coranique dans une zaouïa. “J'ai arrêté mes études en 4e. J'ai fait quelques petits boulots, agriculture, trabendo, mais je me suis frotté très jeune aux khouan de mon village, sur le modèle de “tharahmanith” (la Rahmania). Notre rituel est simple. Nous n'avons pas recours aux serpents et nous ne nous transperçons pas les joues avec des aiguilles comme les Ath Sidi Ammar”, dit-il. Malek et sa troupe passent ainsi leurs week-ends à sillonner les grandes zaouïas pour y animer leurs hadhras. El-Hadja Z'hor nous confie qu'elle a été jusqu'à Souk-Ahras, “et même chez les Touareg”, ajoute-t-elle. El-Hadja Z'hor fait un peu office de patronne. Elle est venue de Tala Amara, le village de Smaïl Yefsah. “C'est moi qui l'ai élevé”, affirme-t-elle. Elle nous confiera qu'elle a eu affaire à feu Tahar Djaout et Rabah Zenati qui, semble-t-il, se sont intéressés de près au sujet. Lla Z'hor se dit guérisseuse. “J'utilise les œufs, le sel, le jaoui, la rouqia”, révèle-t-elle. Elle tient un discours décousu. Elle croit dur comme fer qu'elle a le pouvoir d'invoquer “assadats”, l'esprit des saints. “Ils sont là, ils nous écoutent, ils veillent sur nous”, dit la bonne femme, feignant entendre des voix. Celles des “aâssassen”, les vigiles, les “gardiens” des lieux. Lla Z'hor nous quitte précipitamment pour aller officier. Elle entraîne notre collègue Louiza avec elle. Au milieu de la hadhra, elle sort une fiole contenant une soi-disant lotion balsamique et l'étale sur les cheveux de notre collègue en marmonnant des choses. Louiza se prête allègrement au jeu. Les femmes sont au centre de la hadhra. Bientôt, elles vont se lâcher. Leur mode principal d'expression est le j'dib, ajeddev, cris et lamentations censés délivrer l'âme de ses tourments et l'exorciser de ses démons. Cela s'exécute généralement par des mouvements rythmés, en balançant la tête et en agitant les cheveux. Cette folie du corps va ainsi crescendo au rythme du bendir et des chants des khouan. S'il y a un malade parmi l'assistance, il est installé au milieu du cercle formé par les meddahine et les badauds, et la cérémonie d'exorcisme de “purifier” l'âme du possédé. A la zaouïa de Sidi Ou Driss, comme ailleurs, les gardiens du temple voient évidemment d'un mauvais œil ce genre de cérémonials aux relents de “fêtes païennes”. Ils appellent cela une “bidaâ”, une pratique hérétique. Mais on laisse faire, d'un côté, par esprit de tolérance. D'un autre, il faut rappeler que l'essentiel des fonds de ces établissements vient, paradoxalement, de ces “bidaâ” justement, et combattre ces rituels revient tout simplement à se couper les veines en se privant du “nerf” qui les alimente. Cependant, le président de l'association religieuse de la zaouïa de Sidi Ou Driss fait remarquer que des règles strictes ont été tout de même imposées aux animateurs de hadhras. Pour commencer, ces séances ne sont autorisées que les jeudis. Le temps qui leur est imparti est minutieusement limité : 10h-15h. Pas question de passer la nuit. Pourtant, auparavant, les transes atteignaient leur paroxysme le soir. D'ailleurs, dans toutes les koubbas, des maisons d'hôtes sont prévues à cet effet. Une autre “concession” à mettre sur le dos de la dégradation des conditions sécuritaires. “En été, le m'qam ne désemplit pas. Nous avons une foule de visiteurs, à telle enseigne que nous sommes contraints de recruter des vigiles parmi les jeunes chômeurs du village pour assurer la sécurité des lieux”, affirme le président de l'association gérante. A propos du charlatanisme qui continue à sévir en force dans l'entourage immédiat des zaouïas, le président de l'association dira : “Nous avons régulièrement des gens un peu allumés qui se prennent pour des gourous. Dès qu'ils commencent à faire leur numéro, nous les mettons en garde contre toute velléité d'abuser de la crédulité des gens. Parfois, nous n'hésitons pas à leur interdire l'accès à la zaouïa. Nous essayons de sensibiliser les citoyens attachés à ces pratiques séculaires sur le fait que le wali ne peut rien pour eux, et que l'imam est à leur disposition pour la “rouquia charîa” s'ils désiraient lui soumettre leurs malades.” Un jeune du village, âgé de 26 ans, est un “spectateur actif” des hadhras. Il les fréquente assidûment depuis une quinzaine d'années. Sous ses airs sceptiques et dehors profanes, notre néophyte nous confie qu'il croit intimement au pouvoir “thérapeutique” des reliques : “J'ai vu des malades sortir d'ici totalement transformés. D'ailleurs, dans les semaines suivantes, j'ai vu leurs familles faire montre d'une grande prodigalité à l'égard de notre ouali pour lui exprimer leur gratitude d'avoir guéri leur parent.” Il semblerait que la “lawliya-thérapie” a trouvé une clientèle de premier choix parmi les émigrés, comme le confirme notre interlocuteur : “Les gens viennent des wilayas les plus éloignées dans l'espoir de trouver ici un remède à leurs maux. En été, vous ne voyez que des matricules étrangers avec le rush des émigrés.” “Yakw halken (ils sont tous malades)”, dit-il. M. B. (1) Voir la thèse de 3e cycle de Mohamed Brahim Salhi consacrée à la Rahmania, soutenue à l'Ecole des hautes études en sciences sociales de Paris en 1979, p. 76. (2) Ibid - p. 37.