«Ma retraite est ridicule alors, pour ne pas dépenser et chasser l'ennui, je m'installe avec des vieux comme moi» La vox populi renoue depuis un certain temps avec les discussions politiques. Ici et là, sans organisation formelle, des citoyens échangent leur malaise. En voici quelques échantillons. Avec sa barbe blanche bien soignée, Salem affirme connaître le goût de toute sorte de pains «du noir, du rassis, du blanc et parfois même du brioché». Mais celui qu'il mange en ce moment lui semble «fade». Il ressent une déception, précise-t-il en soupirant. «Ma retraite est ridicule alors, pour ne pas dépenser et chasser l'ennui, je m'installe sur un carton avec des vieux comme moi, on joue aux dominos, on évoque les souvenirs et on critique avec des sous-entendus le pouvoir.» Durant sa longue vie, il a vu défiler bien des régimes et, maintenant qu'il a atteint l'âge de la raison, lucide, il reconnaît avec flegme et causticité que «tout le monde nous a bernés. Ceux qui nous ont promis la grandeur par le socialisme, ceux qui ont garanti le Paradis avec une preuve divine écrite dans le ciel et maintenant les autres qui nous demandent de payer la sauce pour avoir trop rêvé». Ailleurs, dans un quartier du Grand Alger, Chérif crie et tape comme un dément sur la table d'un café pour imposer son point de vue à ses compagnons et contradicteurs. «On voulait voir l'argent. A la place, ils veulent nous donner les photocopies des billets.» Le quadragénaire s'enflamme ensuite d'un discours quasi hystérique qu'on pourrait résumer par «hier, rien n'allait, aujourd'hui ce n'est guère mieux et demain ce sera pire». Des propos que Moussa, à peine plus âgé, récuse. «Cinq millions de moutons ont été égorgés durant l'Aïd. Deux millions et demi d'Algériens ont passé leurs vacances à l'étranger. Le pouvoir d'achat se porte bien. Les gens exagèrent la situation.» Du pain, mais pas de jeux Certes, il reste du pain subventionné, mais moins de jeux depuis l'élimination des Fennecs de la course à la Coupe du monde. La rue nationale a donc renoué avec la politique. «C'est normal, nuance Amar. Après la disqualification de l'Equipe nationale, il faut bien s'occuper.» Un tantinet sarcastique, il ajoute comme pour accabler Kheirredine Zetchi, le président de la FAF, «quand l'Algérie ne gagne pas, à défaut de vrais responsables, les quarante millions d'habitants deviennent des entraîneurs et des critiques de football. Aujourd'hui qu'il y a la crise, ils vont tous devenir chefs de gouvernement et ministres des Finances.» Sa remarque, émise autour d'un couscous de mariage, provoque la colère d'un autre convive. «Il ne faut pas être un génie pour faire fonctionner une planche à billets. A chaque fois que le pétrole baisse, ils poussent sur le bouton.» Dans un autre espace-temps, le même débat oppose deux intellos. «Cela fait mal au coeur. Depuis 50 ans, le pays n'arrive pas à vendre autre chose que le pétrole. A croire que nous avons un baril à la place du cerveau.» Amar, se ramasse, prépare un argument en forme de coup de poing puis assène «et vous qu'est-ce que vous avez produit?». C'est là une question existentielle profonde qui laisse perplexe. Elle est probablement inspirée de feu J. F. Kennedy qui avait harangué ses compatriotes en leur lançant «ne vous demandez pas ce que votre pays peut faire pour vous, mais demandez-vous ce que vous pouvez faire pour votre pays.» O.K.! Mais les Etats-Unis d'Amérique n'ont pas attendu ce discours pour devenir la première puissance mondiale. Peut-être que, au fond, il s'agit là de la plus grande frustration des Algériens. Pourquoi ne sommes-nous pas une puissance? Ahmed, un entrepreneur qui réussit, a probablement la réponse. «Les Américains comptent sur leurs bras pour vivre et nous comptons sur nos doigts les jours qui nous séparent de la mort et du Paradis.» Kamel qui écoutait silencieusement cet échange, s'ébroue soudainement et déclare avec solennité qu'il est «injuste de tout mettre sur le dos du peuple. Les peuples sont comme des enfants. Si vous leur apprenez les bonnes manières dès leur jeune âge, ils font des miracles. Ici, rien n'encourage l'individu à travailler et la médiocrité devient la seule qualité pour réussir». Les responsables, ce sont eux! Le dernier sondage de l'université de Stanford qui classe les Algériens parmi les plus fainéants au monde a laissé une brûlante trace. Certains soutiennent qu'il a été commandité par Israël pour nous démoraliser, d'autres par le Maroc ou la France tandis qu'une frange l'attribue au gouvernement qui chercherait à faire réagir l'orgueil national. «Ce n'est pas notre faute, s'emporte Réda. Ce sont eux qui veulent que nous soyons ainsi.» Eux? Qui sont-ils donc ces «eux»? «L'enfer serait-il toujours les autres» pour paraphraser Jean-Paul Sartre? Non, les «eux» sont tout désignés pour Kader. «Ce sont les différents gouvernements que nous avons eus depuis l'indépendance. Ils ont géré le pays comme une épicerie.» Le trentenaire estime que la mentalité d'assisté qui a été installée «presque de force» dans les cerveaux a transformé «les citoyens en tubes digestifs». Pour lui, le nouveau plan d'action du gouvernement et les mesures qu'il préconise ne feront qu'aggraver cette tendance. «Ils auraient pu construire toute l'Afrique et pas seulement arranger le pays. Maintenant, ils nous disent que l'argent manque pour honorer les salaires et les retraites.» Moins fougueuse, Khadidja, cadre moyen dans une entreprise, avoue avoir peur à chaque fois qu'elle entend des critiques envers le pouvoir. «Nous n'avons pas tiré les leçons du passé. Je préfère la paix avec un peu de pain, à la guerre civile que nous promettent ceux qui veulent nous rendre heureux plus que nous le sommes.» Cette mère de famille craintive songe tous les jours à l'avenir de ses enfants et reconnaît qu'elle éprouve souvent des incertitudes. «Nous vivons tranquillement. Il faut savoir patienter. Les choses finiront par s'arranger. Il ne faut pas écouter les manipulateurs qui veulent allumer les feux de la discorde.» Un avis que partage aussi Saïd. Fustigeant avec véhémence «les politiciens professionnels», il estime qu'il n'y a «ni islamistes ni laïcs ni communistes. Dès qu'ils accèdent au pouvoir, ils deviennent pareils à ceux qui étaient avant eux». Murmures Plus jeune, hagard, les épaules tombantes, Samir se définit comme un être perdu et désespéré. «Je veux partir d'ici. Je travaille, mais je ne suis pas heureux. J'ai envie de donner un véritable avenir à mon fils quitte à manger dans un premier temps dans les poubelles.» Fataliste et résignée, Karima trouve pour sa part que «c'est facile pour un garçon de dire je pars, mais pour une femme cela relève de l'impossible». La famille, les qu'on dira-t-on et l'angoisse qu'elle suscitera à son père qu'elle «aime tant» l'empêchent de concevoir, voir une telle éventualité. «Alors j'essaie de réaliser mes rêves ici, dit-elle. Ce n'est pas toujours facile pour une femme de s'imposer, surtout quand elle est, comme moi, célibataire à 38 ans.» La politique, assure-t-elle, lui importe peu. L'urgence qui la taraude est de trouver un mari avec lequel elle fondera son foyer. Elle est en cela différente d'Ismahane, une jeune féministe qui pense que les femmes devraient s'impliquer davantage dans la politique. «Tout le monde se gargarise du nom de Hassiba Benbouali et des moudjahidate qui se sont sacrifiées durant la guerre de libération. Mais aujourd'hui, ils nous prennent pour des poules pondeuses qu'il faut protéger dans des enclos.» Et la politique actuelle qu'en pense-t-elle? «Je ne comprends pas trop les chiffres de l'économie. Je suis en train de lire comme une malade et de regarder des vidéos sur YouTube pour améliorer mes connaissances sur le sujet. Je sens tout de même qu'on nous mène en bateau. Il y a anguille sous roche. Je ne crois pas un mot de ce qu'on nous dit.» Partout, il se susurre, il se murmure des propos à l'arrière-goût amer. Ces inquiétudes ne trouvent pas cependant de véritables organisations politiques et civiles pour les contenir et les canaliser. Atomisée, la société émet des signaux contradictoires. Elle semble amorphe, indifférente, mais sous cette apparente léthargie, on la sent, même si c'est à petit feu, frémir et subrepticement bouillir.