Dans une belle édition et une traduction rigoureuse, Ali Ziki dévoile le profil hideux d'un auteur français qui figure parmi les plus grands philosophes et historiens du XIXe siècle. La publication des Ecrits de Tocqueville sur l'Algérie de 1837 à 1847 risque de raviver de vieilles blessures. Ce livre qui vient de paraître en arabe chez Dar El Djaïza est cependant un mal nécessaire. Traduit avec rigueur par Ali Ziki, l'ouvrage lève le voile sur l'une des pages les plus sombres de l'histoire du pays; celles des premières années de la colonisation. L'autre grand intérêt de l'oeuvre consiste dans la mise à nu de son auteur et sa destitution du piédestal érigé à sa gloire intellectuelle après son étude, parue 1835, De la démocratie en Amérique. Alexis Henri Charles Clérel, comte de Tocqueville, né à Paris le 29 juillet 1805 et mort à Cannes le 16 avril 1891, est pourtant considéré comme l'un des plus grands historiens et philosophes politiques des temps modernes. Honoré du titre d'humaniste vertueux, il avait défendu les droits des Indiens d'Amérique et pris position contre l'esclavage des Noirs. On lui reconnaît aussi le mérite d'avoir analysé finement la Révolution française de 1789 et les démocraties occidentales en général. Un parcours qui lui a fait gagner une postérité étincelante et une place au panthéon des esprits brillants, producteurs de lumière dont les feux éclairent jusqu'à nos jours l'humanité. Toutefois, son Rapport et ses Lettres sur l'Algérie qu'Ali Ziki a eu l'heureuse idée de rassembler, de traduire et d'éditer en langue arabe révèlent une personnalité trouble, contradictoire et emplie d'une froide méchanceté. Ce rejeton de l'aristocratie française, descendant du magistrat Malesherbes et parent par alliance de Chateaubriand, avait élaboré avec une perfidie démoniaque la stratégie qui allait soumettre et piller l'Algérie. Lisez, par exemple, ce passage mais bouchez-vous auparavant le nez pour vous prémunir de ses remugles nauséabonds: «Le second moyen en importance, après l'interdiction du commerce, est le ravage du pays. Je crois que le droit de la guerre nous autorise à ravager le pays et que nous devons le faire soit en détruisant les moissons à l'époque de la récolte, soit dans tous les temps en faisant de ces incursions rapides qu'on nomme razzias et qui ont pour objet de s'emparer des hommes ou des troupeaux.» De Tocqueville donne ailleurs de précieux renseignements sur l'apport prétendument «civilisateur» de la colonisation française en Algérie: «Les villes indigènes ont été envahies, bouleversées, saccagées par notre administration plus encore que par nos armes. Un grand nombre de propriétés individuelles ont été, en pleine paix, ravagées, dénaturées, détruites. Une multitude de titres que nous nous étions fait livrer pour les vérifier n'ont jamais été rendus. Dans les environs même d'Alger, des terres très fertiles ont été arrachées des mains des Arabes et données à des Européens qui, ne pouvant ou ne voulant pas les cultiver eux-mêmes, les ont louées à ces mêmes indigènes qui sont ainsi devenus les simples fermiers du domaine qui appartenait à leurs pères.» Les écrits de Tocqueville sur l'Algérie devraient s'appeler Traité de domination scientifique des peuples conquis. Saupoudré de quelques scrupules juridiques et sentimentaux, ce travail n'en est pas moins la négation de l'âme algérienne pour justifier la spoliation méthodique de sa terre. L'auteur du Système pénitentiaire aux Etats-Unis et son application en France (1833), ce spécialiste du monde carcéral a, en définitive, théorisé l'instauration d'une prison à ciel ouvert englobant toute l'Algérie. Ce vaste espace gardé par l'armée et l'administration françaises allait permettre à l'Empire triomphant d'usurper en toute quiétude les biens matériels et moraux des «indigènes» renommés ainsi pour faciliter leur aliénation. «En accompagnant, encadrant, et conseillant les étapes des opérations militaires de la conquête, Tocqueville fut un cynique théoricien et l'architecte en chef de la conquête des terres, ainsi que de l'assujettissement des esprits des autres; maniant maladroitement l'universalisme encombrant de la philosophie des Lumières et les sacro-saints principes libérateurs de la Révolution française.» Cette sentence de Ziki se confirme amplement lorsqu'on referme le livre. «Ce personnage ambigu et ambivalent, voire hypocrite», selon le traducteur, s'était néanmoins fendu d'un «jugement de valeur sur la mission civilisatrice de la France», en reconnaissant que son pays «avait rendu la société indigène beaucoup plus malheureuse qu'elle ne l'était avant de la connaître». Près de deux siècles plus tard, les Algériens pansent toujours cette plaie dans laquelle, de temps à autre, certains nostalgiques du temps béni des colonies remuent le couteau des bienfaits de la colonisation. Biographie du traducteur Enseignant à l'Institut d'interprétariat de l'Université d'Alger 2, Ali Ziki est également l'auteur de nombreuses études académiques sur les question de la pensée islamique et ses relations tendues avec la religion, la politique et la philosophie grecque. Il possède d'autre part plusieurs contributions en sciences humaines et mène régulièrement des débats sur la philosophie soufie, en particulier celle de l'Emir Abd El Kader.