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Alexis de Tocqueville : comment cet l'esclavage en Amérique et «en «intellectuel» peut-il être «contre» faveur» de la colonisation de l'Algérie ? Contributions : les autres articles
Par Arezki Ighemat, Ph.D. en économie Master of Francophone Literature (Purdue University,U.S.A) «La société musulmane en Afrique n'était pas incivilisée ; elle avait seulement une civilisation arriérée et imparfaite.» (Alexis de Tocqueville, De la colonie en Algérie, p.169). […] C'est-à-dire que nous avons rendu la société musulmane plus misérable, plus désordonnée, plus ignorante et plus barbare qu'elle n'était avant de nous connaître.» (Alexis de Tocqueville, op. cit, p. 170)
Introduction Dans son fameux ouvrage Democracy in America, publié la première fois en 1835, et réimprimé en 1980 aux Editions Random House of Canada, Ltd, soit cinq ans après la conquête de l'Algérie par la France — ouvrage qui est le résultat de son voyage de neuf mois aux Etats-Unis (1831-1832) — Alexis de Tocqueville fait une analyse très profonde et très apologétique de la démocratie en Amérique. Dans le même ouvrage, il analyse le système de l'esclavage et le traitement inhumain fait par les colons américains aux esclaves noirs et aux Indiens natifs d'Amérique. Dans un autre ouvrage, moins connu que le précédent, mais néanmoins très indicatif de son idéologie sur la conquête de l'Algérie par l'armée française, Tocqueville, tout en reconnaissant les mérites des combattants algériens, notamment de l'Emir Abdelkader, se prononce sans hésitation en faveur de la colonisation de l'Algérie. Dans cet article, nous posons la question : «Comment un théoricien de la réputation de Tocqueville peut-il à la fois être ‘‘contre'' l'esclavage et le traitement réservé aux Indiens en Amérique et ‘‘en faveur'' de la colonisation de l'Algérie ?” Pour répondre à cette question, nous verrons successivement (a) les arguments de Tocqueville contre l'esclavage et le traitement des Indiens en Amérique et (b) ses arguments en faveur de la colonisation de l'Algérie. Tocqueville : un ardent adversaire de l'esclavage et du traitement des Indiens natifs d'Amérique En même temps qu'il fait l'apologie de la démocratie américaine — qu'il considère être le meilleur système de gouvernement au monde à l'époque (les années 1830) — ,Tocqueville fait une critique acerbe de l'esclavage des Noirs et du traitement inhumain fait par les colons américains à l'égard des Indiens natifs d'Amérique. Dans le passage suivant, il fait la comparaison entre comment les colons américains traitaient les Indiens natifs d'Amérique et comment, à l'opposé, les Indiens traitaient les colons : «By the will of our father in heaven, the governor of the whole world, said the Cherokees in their petititon to Congress, the red man of America has become small, and the white man great and renowed» (Par la volonté de notre Père qui êtes aux Cieux, le gouverneur du monde entier [le gouvernement américain], écrivaient les Cherokees dans leur petition au Congrès, l'homme rouge d'Amérique [le natif Indien] est devenu petit et l'homme blanc grand et renommé)(A. de Tocqueville, Democracy in America, p. 353). A l'opposé, les Indiens ont accueilli les colons américains avec les égards qu'ils n'ont eux-mêmes pas reçus : «When the ancestors of the people of these United States first came to the shores of America, they found the red man strong ; thought he was ignorant and savage, yet he received them kindly and gave them dry land to rest their weary feet. They met in peace and shook hands in token of friendship. Whatever the white man wanted and asked of the Indian, the latter willingly gave. At that time, the Indian was the lord, and the white man the suppliant» (Quand les ancêtres du peuple des Etats-Unis ont échoué sur les côtes d'Amérique, ils ont trouvé l'homme rouge fort ; bien qu'il fût ignorant et sauvage, il les a reçus gentiment et leur a donné des terres sèches pour y faire reposer leurs pieds usés. Ils les ont reçus pacifiquement et leur ont serré les mains en signe d'amitié. A cette époque, l'homme rouge était le seigneur (le maître) et l'homme blanc le suppliant) (A. de Tocqueville, Democracy in America, p. 353). Tocqueville dira que les choses changeront ultérieurement et la situation des natifs Indiens ne sera plus la même : «La force de l'homme rouge est devenue faiblesse. [...] son pouvoir est devenu de moins en moins important ; et aujourd'hui, de toutes les tribus nombreuses qui couvraient autrefois les Etats-Unis, seules quelques-unes peuvent être aperçues — celles, très réduites, qui ont résisté à une peste ravageuse» (A. de Tocqueville, op. cit., p. 353). Tocqueville ajoutera que les natifs Indiens d'Amérique n'avaient aucun choix et que, quoi qu'ils fissent, ils étaient perdants : «If they continue barbarous, they are forced to retire ; if they attempt to civilize themselves, the contact of a more civilized community subjects them to oppression and destitution» (S'ils [les Indiens] continuent à se comporter comme des barbares, ils seront forcés de se retirer [de disparaître] ; s'ils essaient de se civiliser, le contact avec une communauté plus civilisée [les colons américains] les soumet à l'oppression et à la destitution) (A. de Tocqueville, op. cit., p.354). Noter que Tocqueville utilise le qualificatif de «barbares» pour les Indiens et de «civilisés» pour les colons américains. La réalité du traitement que les colons font subir aux Indiens montre que ce sont plutôt les colons américains qui sont des barbares et que les Indiens sont plutôt civilisés ainsi qu'ont l'a vu précédemment quand on parlé de l'accueil réservé par les Indiens aux colons en dépit de la barbarie de ces derniers. S'agissant de la question des terres, Tocqueville dira que les Indiens n'avaient ni droit à leur propriété, ni souveraineté sur leur territoire : «The fundamental principle, that the Indians had no right, by virtue of their ancient possession, either of soil or sovereignty, has never been abandoned either expressly or by implication» (Le principle affirmant que les Indiens n'ont pas de droit, en vertu de de leur ancienne possession, soit sur le sol, soit en matière de souveraineté, n'a jamais été abandonné ni expressément, ni par implication) (A. de Tocqueville, op. cit., note 29, p. 355). Tocqueville semble également admettre que l'esclavage des Noirs américains d'origine africaine et d'ailleurs est une chose naturelle et en quelque sorte quelque chose qu'ils méritent : «You can set a Negro free, but you cannot make him otherwise than an alien to the European» (Vous pouvez déclarer un «Nègre» libre, mais vous ne pouvez pas le rendre autre chose qu'un étranger envers l'Européen) (A. de Tocqueville, op. cit., p. 359). A noter, en passant, l'usage du terme «Negroes» pour appeler les esclaves noirs, une chose qu'il n'aurait pas pu faire aujourd'hui. Tocqueville va encore plus loin lorsqu'il parle de la qualité d'humain de l'esclave noir : «[…] and we are almost enclined to look upon him as being intermediate between man and the brutes» (et nous sommes presqu'enclins à le regarder [l'esclave] comme se situant entre l'homme et les brutes) (A. de Tocqueville, op. cit., p. 360). Pour Tocqueville donc, il est presque naturel de considérer l'esclave comme un non-être humain et à le rapprocher plutôt des sauvages [il utilise le terme «brutes»]. En parlant des colons américains, Tocqueville dit que même après l'abolition de l'esclavage, les colons ont conservé trois préjudices contre l'esclave : le préjudice du maître, le préjudice de la race et le préjudice de la couleur : «The moderns, then, after they have abolished slavery, have three prejudices to contend against, which are less easy to attack… : the prejudice of the master, the prejudice of the race, and the prejudice of color». Noter ici l'usage du terme «moderns» (modernes) pour désigner les esclaves, laissant entendre que les esclaves ne sont pas capables d'être des modernes. Il va même jusqu'à dire que la possibilité d'assimiler l'esclave au colon blanc est du domaine de l'illusion : «Those who hope that the Europeans will ever be amalgated with the Negroes appear to me to delude themselves» (Ceux qui espèrent que les Européens peuvent être assimilés aux «Nègres» me paraissent être pris par l'illusion) (A. de Tocqueville, op. cit., p. 360). Tocqueville pense, cependant, que même après l'abolition de l'esclavage, les préjudices dont il a parlé ci-dessus demeureront : «Slavery recedes, but the prejudices to which it has given birth is immovable» (A. de Tocqueville, op. cit., p. 360). Cependant, en dehors de ces instances où il semble trouver l'esclavage naturel, Tocqueville pense être fondamentalement contre l'esclavage, comme par exemple dans le passage suivant : «this physiognomy is to our eyes hideous, his understanding weak, his tastes low» (cette situation [celle du mauvais traitement des esclaves] est, à nos yeux, hideuse, sa compréhension faible, et ses goûts bas) (A. de Tocqueville, op. cit, p. 360). Ou encore, dans l'exemple suivant où il déclare que l'abolition de l'esclavage est faite non pour le bien-être des esclaves, mais plutôt pour celui des blancs : «It is not for the good of the Negroes, but for that of the Whites, that measures are taken to abolish slavery in the United States» (A. de Tocqueville, op. cit., p. 360). Dans son ouvrage De la colonie en Algérie — que nous examinerons plus en détail dans la seconde partie de cet article —, Tocqueville réaffirme sa position vis-à-vis de l'esclavage : «L'homme n'a jamais eu le droit de posséder l'homme, et le fait de la possession a toujours été et est encore illégitime» (Tzvetan Todorov, Introduction, in A. de Tocqueville, De la colonie en Algérie, p. 11). Tocqueville montre encore plus son dégoût pour l'esclavage en déclarant : «Cette odieuse institution [l'esclavage] est contraire à tous les droits naturels de l'humanité» (Tzvetan Todorov, Introduction, in A. de Tocqueville, op. cit, p. 12). On voit bien que Tocqueville se trouve dans une contradiction et un paradoxe dont il n'arrive pas à se défaire : «d'un côté, il pense que l'esclavage est une chose de la nature, et de l'autre il dit que cette institution est contraire aux “droits naturels de l'humanité». On peut donc affirmer, sur la base de ce qui a été dit précédemment, que, hormis les quelques rares cas où il considère l'esclavage comme un phénomène normal, Tocqueville semble foncièrement être contre cette institution. Tocqueville : un fervent partisan de la colonisation de l'Algérie Autant qu'il est un adversaire acharné de l'esclavage et du traitement sauvage que les colons américains ont fait subir aux esclaves noirs et aux Indiens natifs d'Amérique, Tocqueville est un fervent partisan de la colonisation de l'Algérie. Comme dans le cas de l'esclavage et des Indiens d'Amérique, Tocqueville tempère de temps à autre — mais toujours de manière sporadique et erratique — sa position en invoquant par exemple les inconvénients et problèmes que rencontre la colonisation de l'Algérie. Cependant, en dehors de ces rares instances, Tocqueville prend position de façon ferme pour la colonisation et donne les arguments en sa faveur. Nous verrons donc d'abord les arguments de Tocqueville en faveur de la colonisation de l'Algérie, puis les quelques rares cas où il indique les inconvénients et problèmes posés par cette colonisation. Concernant les arguments en faveur de la colonisation, Tocqueville, tout au début de son ouvrage De la colonie en Algérie (Editions Gallimard, 1835, réimprimé en 1985), annonce la couleur : «La conservation des colonies est nécessaire à la force et à la grandeur de la France. Je ne doute pas que nous puissions élever sur la côte d'Afrique [y inclus l'Algérie] un grand monument à la gloire de notre patrie» (A. de Tocqueville, De la colonie en Algérie, p. 17). Il entre ensuite dans le vif du sujet — la conquête de l'Algérie par l'armée française — en écrivant : «Il n'y a, Messieurs, que la force et la terreur qui réussissent avec ces gens-ci [c-à-d les Algériens, qu'il appelle les “Arabes”]. Après avoir tué cinq ou six hommes, j'ai épargné les bestiaux (…). Un Arabe m'a été amené. Je l'ai interrogé et ensuite je lui ai coupé la tête» (Tzvetan Todorov, Introduction, in A. de Tocqueville, op. cit. pp. 19-20). Alors qu'il est contre la possession d'un homme par un autre homme (voir sa position contre l'esclavage ci-dessus), Tocqueville ne semble pas être contre la possession d'un Etat par un autre Etat : «La France possède aujourd'hui des (…) colonies où 200 000 [à l'époque] parlent notre langue, ont nos mœurs, obéissent à nos lois» (Tzvetan Todorov, Introduction, in A. de Tocqueville, op. cit., p.25). En parlant de la colonisation sur le terrain, Tocqueville justifie les méthodes utilisées par l'armée française en Algérie, notamment les fameuses [ou plutôt les «infâmeuses»] razzias menées par les généraux Bugeaud et Lamoricière : «J'ai souvent entendu en France des hommes que je respecte, mais que je n'approuve pas, trouver mauvais qu'on brûlât les maisons, qu'on vidât les silos, et enfin qu'on s'emparât des hommes sans armes, des femmes et des enfants. Ce sont là, suivant moi, des nécessités fâcheuses, mais auxquelles tout peuple qui voudra faire la guerre aux Arabes sera obligé de se soumettre» (Tzvetan Todorov, introduction, in A. de Tocqueville, op. cit., p.30). Sur Bugeaud en particulier, il écrira : «Ce que je crois, c'est que M. le maréchal Bugeaud a rendu sur la terre d'Afrique [en particulier en Algérie] un grand service à son pays [la France]» (Tzvetan Todorov, Introduction, in A. de Tocqueville, op. cit., p.32). Il va encore pousser la «glorification» des massacres provoqués par ces généraux en disant : «Voici que le massacre est non seulement excusé mais glorifié : ce qui pouvait paraître comme un crime contre l'humanité devient une action louable du fait qu'elle est accomplie au service de la nation» (A. de Tocqueville, De la colonie en Algérie, p. 32). Ces déclarations de Tocqueville font dire à Tzvetan Todorov, l'introducteur de De la colonie en Algérie : «Le destin désespéré des Indiens l'accable et le révolte ; mais il ne voit pas d'inconvénient à ce qu'on impose ce destin aux habitants de l'Algérie» (Tzvetan Todorov, in De la colonie en Algérie, p. 33). Dans le même ouvrage, Todorov raconte les enfumades entreprises par Bugeaud et Saint Arnaud, notamment celle des grottes de Dahra (Ouled Riah) : le colonel Saint Arnaud, subordonné de Bugeaud, rapporte les faits : «Le même jour, 8, je poussais une reconnaissance sur les grottes ou plutôt cavernes, deux cents mètres de développement , cinq entrées. Nous sommes reçus à coups de fusil. Le 9, commencent travaux de siège, blocus, mines, pétards, sommations, instances, prières de sortir et de se rendre. Réponse : injures, blasphèmes, coups de fusil… feu allumé (…). Un Arabe sort le 11, engage ses compatriotes à sortir ; ils refusent. Le 12, onze Arabes, les autres tirent des coups de fusil. Alors je fais hermétiquement boucher toutes les issues, et je fais un vaste cimetière. La terre couvrira à jamais les cadavres de ces fanatiques. Personne n'est descendu dans les cavernes ; personne… que moi ne sait qu'il y a là-dessous cinq cents brigands qui n'égorgeront plus les Français (Tzvetan Todorov, in A. de Tocqueville, De la colonie en Algérie, p.p. 31-32). Tocqueville décrit également le processus d'expropriation des terres appartenant aux Algériens : «Un grand nombre de propriétés individuelles ont été, en pleine paix, ravagées, dénaturées, détruites. Une multitude de titres que nous nous étions fait livrer pour les vérifier n'ont jamais été rendus. Dans les environs mêmes d'Alger, des terres très fertiles ont été arrachées des mains des Arabes et données à des Européens qui, ne pouvant ou ne voulant pas les cultiver eux-mêmes, les ont louées à ces mêmes indigènes qui sont ainsi devenus les simples fermiers du domaine qui appartenait à leurs pères.» (A. de Tocqueville, De la colonie en Algérie, p. 169). Sur le plan éducatif et culturel, Tocqueville pense qu'il faut laisser les Algériens dans l'état «inculte» dans lequel ils étaient : «[…] Nous avons réduit les établissements charitables, laissé tomber les écoles, dispersé les séminaires; […] et que loin de l'éclairer, il faut plutôt achever de la priver des lumières qu'elle possède ; […] et qu'il n'y a qu'un moyen d'obtenir sa soumission : c'est de la comprimer par la force». (A. de Tocqueville, op. cit, pp. 169-170). Sur le plan juridique et celui des droits de l'homme, Tocqueville dira que les Arabes [c-à-d, les Algériens] doivent être jugés de façon rigoureuse lorsqu'ils commettent des actes jugés illégaux : «Les peuples à demi civilisés [incluant, selon Tocqueville, les Algériens] comprennent malaisément la longanimité [la patience] et l'indulgence ; ils n'entendent bien que la justice. La justice exacte, mais rigoureuse, doit être notre seule règle de conduite vis-à-vis des indigènes quand ils se rendent coupables envers nous» (A. de Tocqueville, op. cit., p. 171). Comme Napoléon — et en général un grand nombre de politiques français de l'époque — Tocqueville est partisan de la maxime «diviser pour régner». Il distingue, comme les politiques qui lui ont succédé, notamment pendant l'époque coloniale, au sein des Algériens, entre les Arabes et les Kabyles (qu'il écrit Cabyles) : «Quant aux Cabyles, il est visible qu'il ne saurait être question de conquérir leur pays ou de le coloniser ; leurs montagnes sont, quant à présent, impénétrables à nos armées et l'humeur inhospitalière des habitants ne laisse aucune sécurité à l'Européen isolé qui voudrait aller paisiblement s'y créer un asile. Le pays Cabyle nous est fermé, mais l'âme des Cabyles nous est ouverte et il ne nous est pas impossible d'y pénétrer» (A. de Tocqueville, op. cit., p.46). Il ajoute, poussant la distinction encore plus loin : «J'ai dit que le Cabyle était plus positif, moins croyant, infiniment moins enthousiaste que l'Arabe. […] La grande passion du Cabyle est l'amour des jouissances matérielles, et c'est là qu'on peut et qu'on doit le saisir» (A. de Tocqueville, op. cit., p.46). Quant aux «Arabes», voici comment Tocqueville les décrit : «Les Arabes ne sont pas fixés solidement au sol et leur âme est bien plus mobile encore que leurs demeures. […] Avec les Cabyles, il faut s'occuper surtout des questions d'équité civile et commerciale, avec les Arabes de questions politiques et religieuses» (A. de Tocqueville, op. cit., p. 47). Il est clair, sur la base des descriptions et caractérisations précédentes, que le slogan «diviser pour régner» — qui remonte très loin dans l'histoire, notamment à Philip II de Macédoine et qui a été utilisée par Machiavel dans son ouvrage The Art of War (Book VI) [l'Art de la Guerre, Livre VI, par l'empereur romain Jules César et l'empereur français Napoléon ainsi que beaucoup de politiques français à l'époque de la colonisation de l'Algérie — est aussi considéré par Tocqueville comme une partie intégrante de la stratégie de conquête coloniale. Comme dans le cas des esclaves et des Indiens natifs d'Amérique, Tocqueville tempère quelque peu son désir que la France réussisse la colonisation de l'Algérie. Il le fait, notamment, en faisant l'apologie de certaines institutions, coutumes et de certains chefs politiques et religieux algériens. Concernant les chefs politiques et religieux algériens, Tocqueville parle beaucoup des qualités militaires et organisationnelles de l'Emir Abdelkader : «Abdelkader, qui est évidemment un esprit de l'espèce la plus rare et la plus dangereuse, mélange d'un enthousiasme sincère et d'un enthousiasme feint, espèce de Cromwell musulman ; Abdelkader, dis-je, a merveilleusement compris cela» (A. de Tocqueville, op. cit., p. 67). Tocqueville réfère ici en particulier aux qualités guerrières et organisationnelles de l'Emir, notamment sa capacité à maintenir l'unité au sein des nombreuses et diverses tribus qu'il avait sous son règne. Tocqueville pousse encore son admiration [et sa crainte] pour Abdelkader en déclarant : «Il se cache sans cesse derrière l'intérêt de la religion pour laquelle, dit-il, il agit ; c'est comme interprète du Koran et le Koran à la main qu'il enjoint et qu'il condamne, c'est la réforme qu'il prêche autant que l'obéissance» (A. de Tocqueville, op. cit., p. 67). Toujours à propos de l'Emir, Tocqueville ajoutera : «Le gouvernement d'Abdelkader est déjà plus centralisé, plus agile, et plus fort que ne l'a jamais été celui des Turcs» (A. de Tocqueville, op. cit., p. 70). S'agissant des institutions, Tocqueville parlera de l'organisation des populations algériennes en tribus et de ses avantages : «L'organisation par tribus, qui est la plus tenace de toutes les institutions humaines, ne saurait donc leur être enlevée d'ici à longtemps sans bouleverser tous leurs sentiments et toutes leurs idées. Les Arabes nomment eux-mêmes leurs chefs, il faut leur conserver ce privilège. Ils ont une aristocratie militaire et religieuse, il ne faut point chercher à la détruire mais à s'en emparer et à en prendre une partie à notre solde ainsi que le faisaient les Turcs» (A. de Tocqueville, op. cit., p. 51). Concernant les coutumes, Tocqueville dira : «Non seulement il est utile de tirer parti des coutumes politiques des Arabes, mais il est nécessaire de ne modifier que peu à peu les règles de leur droit civil. Car, vous savez… que la plupart de ces règles sont tracées dans le Coran [noter le changement d'écriture du mot Coran] de telle sorte que chez les musulmans la loi civile et la loi religieuse se confondent sans cesse» (A. de Tocqueville, op. cit., p. 51). Cependant, mis à part ces quelques cas sporadiques où il parle des avantages de certaines institutions et coutumes algériennes, Tocqueville est foncièrement un fervent défenseur de la colonisation de l'Algérie.
Conclusion Dans les lignes précédentes, nous avons vu comment un grand «intellectuel» du gabarit d'Alexis de Tocqueville — reconnu non seulement en France, mais aussi aux Etats-Unis et plus généralement dans le reste du monde comme un des plus grands penseurs de science politique et juridique — peut-il s'avérer, lorsqu'on regarde au-delà de son oeuvre grandiose Democracy in America, être en réalité un théoricien plutôt paradoxal, contradictoire, partial et partisan. Un autre auteur de grand renom et qui plus est, un Prix Nobel de Littérature, mais qui était aussi paradoxal et contradictoire qu'Alexis de Tocqueville, vient immédiatement à l'esprit : Albert Camus. En effet, dans son speech donné à la cérémonie de réception du Prix Nobel de Littérature à Stockholm en 1957, Camus déclarait : «En ce moment, on lance des bombes dans les tramways d'Alger. Ma mère peut se trouver dans un de ces tramways. Si c'est cela la justice, je préfère ma mère». Les déclarations d'Alexis de Tocqueville et d'Albert Camus ne sont pas uniques. Elle se rencontrent chez beaucoup d'intellectuels français et autres, ce qui nous conduit à poser la question qui se trouve à la base-même du présent article : qu'est-ce qu'un intellectuel ? Pour nous, une des qualités les plus importantes d'un intellectuel est de dire les choses comme elles sont, de raconter les faits tels qu'ils se présentent, et de ne pas les modifier pour défendre une cause personnelle (cas de Camus) ou nationale (cas de Tocqueville). A. I.