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Aïssa crucifié !
LA CHRONIQUE JUDICIAIRE
Publié dans L'Expression le 08 - 01 - 2005

Deux jeunes jouent aux cartes dans une villa en construction. L'un d'eux chute d'un étage au sol. Assassiné ou accidenté ?
Pour une fois, la salle d'audiences du Palais de justice a vu la composition du tribunal criminel d'Alger travailler dans de bonnes conditions grâce à la maîtrise du service d'ordre mixte (Gendarmerie-Sûreté nationale). Madame Karkar donne le coup d'envoi de l'audience. Le rideau se lève. Me Fodil souhaite le renvoi de l'affaire car un témoin capital est absent. «La défense s'agrippe à la présence de ce témoin».
Le procureur général de l'audience ne voit pas l'utilité de ce renvoi : «Vous avez sous les yeux le PV d'audition de ce témoin, madame la présidente». Me Fodil revient à la charge : «Sa présence est primordiale et la loi pousse dans la direction de notre demande».
Le tribunal criminel délibère vingt-cinq secondes et décide la tenue des débats, se contentant de l'argument du représentant du ministère public. Le greffier lit avec une déconcertante «souffrance» l'arrêt où il apparaît que le 6 octobre 2002, des copains s'amusent comme des gamins. Ils jouent aux cartes. Les éclats de voix percent l'environnement d'une cité en construction. Les jeunes se trouvent eux-mêmes dans une villa en chantier. Entre-temps, Aïssa G., l'accusé, gigote dans le box où un jeune policier fait preuve d'une vigilance à toute épreuve. Le visage d'Aïssa semble serein. Curieusement les accusés de crime de sang ont les faces livides et des tics à ne pas en finir, outre une peur bleue de la sentence. Il baisse la tête lorsqu'il entend les articles du code pénal être égrenés : 254, 263, alinéa «trois». A l'appel de madame la juge, il quitte le box avec beaucoup d'impatience, heureux comme qui dirait de répondre à toutes les questions du tribunal criminel. «Accusé, vous êtes invité à ne dire que la vérité sur ce drame car c'est dans votre intérêt», articule la présidente, alors que Mohammed Faraq, le procureur général de l'audience, se lève. Il joue son rôle de magistrat «debout». Les mains derrière le dos, il raconte, il parle, parle, parle. La magistrate l'interrompt : «Vous n'êtes pas dans le chemin de la vérité. Il semble que ce que vous venez de dire, ne va pas avec vos déclarations devant la police judiciaire et l'instruction», annonce à voix basse la juge, comme si elle voulait rassurer l'accusé sur la tenue d'un procès équitable. Aïssa G. se morfond. Il balbutie. La juge le prie de la laisser continuer ses conseils. «Vous aurez tout le temps de vous défendre. Dites-nous : la victime à chuté? à l'arrière ou à l'avant? Qui a été derrière le décès de Saâdaoui? Qui a frappé le défunt? C'est ce genre de questions qui attendent de vraies réponses», dit, entre les dents Karkar. «Bon. Madame, je vais tout vous dire. J'essaierai d'être tout près de la vérité...».
«Non, toute la vérité, du début à la fin», tranche la présidente, gagnée par l'impatience. Du haut de ses cent soixante-deux centimètres, à 28 ans, l'accusé raconte les douloureuses circonstances de la mort de son copain. Il hausse la voix. Il a compris qu'il se devait de ne dire que la vérité.
Il pointe du doigt le jeu. Ce maudit jeu de cartes. Puis il dit que la tournure prise par la partie de cartes est intervenue au moment où des «mots» ont fusé de l'équipe. Des mots, on passe aux maux ! Des exclamations. «Deux copains se sont pris au collet. Je suis intervenu. J'ai séparé le défunt et le copain. Soudain, Saâdaoui chute du 1er étage. Il tombe lourdement sur la dalle de sol fraîchement posée. Il est tombé sur la tête». «Comment est-il tombé? Qui l'a bousculé?», coupe la juge. Elle apprend que l'accusé a dévalé les marches au secours de la victime. «Je l'ai pris dans mes bras. Une profonde blessure marquait son front et alors que...» «Voilà, accusé, blessure au front alors que cela faisait une bonne demi-heure, vous ne cessiez de déclarer qu'il était tombé la tête en arrière. Et puis, l'autopsie évoque la violence de coups portés, à l'aide d'objets contondants longs. C'est quoi ça?», crache la juge qui s'aperçoit au passage que l'accusé se fait encore plus petit. Il a envie de se mettre dans ses petits souliers. Il a l'impression de ne pas avoir su raconter la chute de près de deux mètres et demi, selon lui. Le procureur général se lève: «Assistez vos avocats et facilitez la tâche aux membres du tribunal criminel. Reconnaissez avoir frappé Saâdaoui. Le tribunal peut retenir en votre faveur les circonstances atténuantes».
Aïssa jure. Karkar le somme de ne plus jurer dans cette salle. Malgré ce «gentil» rappel à l'ordre et à la raison du procureur général, l'accusé maintient: «Je ne l'ai pas agressé. Il est tombé...»
Le procureur général revient près du micro: «Le défunt est ici dans cette salle. Son âme plane et demande que justice soit faite sur Terre avant le grand rendez-vous dans l'au-delà». Rien à faire, Aïssa nie avoir asséné un quelconque coup ni à l'aide d'une barre de fer ni d'un marteau. Rien, Karkar appelle l'accusé à plus de raison: «Vous êtes libre de vous défendre comme vous l'entendez. Le tribunal criminel a sous les yeux le rapport d'autopsie et les photos».
A ce moment, l'accusé sort une «grosse artillerie» en guise de défense: «C'est le défunt qui m'a donné un coup de couteau». Le duo d'avocats Mes Fodil et Bouzouaoui entrent en scène et posent vingt questions sensibles à l'accusé. La juge en refusera deux tournant autour du nombre de joueurs de cartes et de «spectateurs». En répondant, Aïssa oublie les us des tribunaux et jure par Allah. Le procureur général l'invite à s'arrêter de jurer.
On revient à la rixe. Qui a commencé? Hamdane et Guidoum? Aïssa ou Guidoum? Qui a pris l'autre par le collet? La victime lors de la chute, a-t-elle touché au passage un pan de béton ou directement au sol? Aïssa dira une chose dont il est sûr : «Au moment où la victime est tombée, elle a eu des soubresauts avant qu'il ne se raidisse. Lorsque je me suis aperçu de son état, j'ai failli perdre la raison. Je ne voulais pas croire qu'elle avait cessé de vivre deux jours après», a sangloté l'accusé qui a souligné que c'était lui qui l'avait emmené à l'hôpital et qu'il s'était présenté chez les gendarmes signaler l'accident. Il cite même le témoignage du papa de la victime qu'il l'avait grondé pour s'être battus à cause d'une partie de cartes. Le chewing-gum dans la bouche, Yassine K. témoigne : «Lorsque Saâdaoui a chuté, nous nous sommes précipités pour ramener une auto en vue de l'évacuer vers l'hôpital. Aïssa n'était pas avec nous. Je ne l'ai revu qu'à l'hôpital rôder...», a-t-il dit.
«Il est revenu voir le cadavre...», rumine le procureur général. «Non, par acquis de conscience», rétorque Me Fodil. Karkar tolère ces «coupures». Mais c'est Yassine qui fera sursauter le procureur général lequel a flétri le témoignage sous serment de Yassine et même les quatre autres témoins stressés...
Pour la partie civile, Me Ahmed Fadel, cet ancien défenseur penché plutôt à la défense d'accusés, a été accrocheur, vif et peut-être même poussé les jurés et assesseurs à le suivre car ses questions préjudicielles ont été tranchantes et la réponse sera le sévère verdict prononcé en fin d'audiences contre Aïssa qui aura été, pour ainsi dire, crucifié !
Le procureur général se lève pour requérir sa conviction que le dossier est éloquent et qu'il ne s'agit nullement d'homicide involontaire. L'accusé a agressé puis poussé dans le vide Saâdaoui. Voilà la vérité. Aïssa savait qu'il n'y avait pas de garde-fous dans les escaliers. Le parquet réclame une peine de quinze ans de réclusion criminelle, avant de lancer une question subsidiaire relative aux coups et blessures ayant entraîné la mort sans intention de la donner. «C'est un homicide», conclut-il. Dans le même élan, Mes Bouzouaoui et Fodil ont entamé leurs plaidoiries dans le sens inverse de celui étalé par le procureur. Argument après exclamation, les deux conseils n'ont eu de cesse en s'accrochant aux cinq témoignages débités en toute liberté.
L'autopsie aussi a été abordée par les plaideurs. «La chute de la victime a été d'abord «amortie» mortellement par la plate-forme, ce qui explique la fracture du front puis s'est terminée sur un sol dur, ce qui a causé la fracture de la base crânienne», s'est exclamé Me Fodil, alors que son confrère s'est longuement étalé sur les deux rixes : «Notre client a séparé une première fois les deux antagonistes avant qu'il ne se voit être braqué par un poignard et ce, de la main même de la victime qui a chuté accidentellement», a clamé Me Bouzouaoui qui a beaucoup insisté sur la requalification du crime et «l'octroi de larges circonstances atténuantes...».
Le verdict a été assommant pour Aïssa et ses proches. «Dix ans de réclusion criminelle pour coups et blessures ayant entraîné la mort sans intention de la donner».


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