C'est un fait que l'année 2005 va constituer un tournant dans l'histoire de la France contemporaine. Des signes multiples en témoignent. «On ne peut pas noircir volontairement chaque page de l'histoire de France ni renverser toutes les statues de ses grands hommes, d'autant que nous sommes le résultat de cette histoire et que nous en profitons. La repentance ne peut être individuelle, car on ne peut pas considérer les peuples comme collectivement responsables.» En français, dans le texte, cette belle déclaration est extraite de l'entretien accordé par l'avocat Arno Klarsfeld, fils de Serge, au journal Le Monde, du 24 décembre 2005. Arno Klarsfeld vient d'être chargé par Nicolas Sarkozy, ministre de l'Intérieur, et néanmoins président de l'UMP, de mener un «travail approfondi sur la loi (du 23 février), l'histoire et le devoir de mémoire»; à croire que le tonitruant patron de la majorité de droite n'a pas confiance dans la mission que doit mener Jean-Louis Debré, invité par le président Jacques Chirac à engager une réflexion parlementaire sur le même sujet. Dans le même cadre, Arno Klarsfeld rappelle qu'il «faut se souvenir que, dans les années 1980, les manuels scolaires rédigés par des historiens agrégés ne mentionnaient jamais que les trois quarts des juifs de France avaient été arrêtés par la police française et non par la Gestapo. Quant à la loi sur le génocide arménien, elle était nécessaire, car la Turquie le conteste alors même qu'elle veut entrer dans l'Europe». L'action musclée de la police française, en novembre 2005, dans les banlieues-ghettos, n'émeut guère le fils de celui qui passait pour être le plus grand chasseur de nazis de par le monde, politique du congrès juif mondial oblige. La repentance ne peut qu'être individuelle, s'agissant de la colonisation, dit-il, sans aucune honte, même si, pour la shoa, elle doit être universelle et tous les peuples de la planète doivent faire leur mea culpa! Derrière la façade, la réalité. La mort d'1 million et demi d'Algériens, pendant la guerre de Libération nationale, est un fait divers pour les tenants de la France coloniale, et celle de deux jeunes issus de l'immigration, à la veille des 24 nuits d'émeutes en région parisienne, un non-événement. Circulez, y a rien à dire! Il y a la façade et, derrière, il y a la réalité. La réponse du gouvernement de M.de Villepin à la crise des banlieues ne s'est pas fait attendre. A l'aune d'un discours agressif - voir l'entretien accordé par Nicolas Sarkozy au journal Libération du 23 décembre 2005 -, toujours à la lisière de l'extrême, est entré en application un véritable arsenal répressif qui stigmatise les étrangers, qu'ils aient la nationalité ou pas: durcissement des conditions de regroupement familial, des mariages mixtes, du droit d'asile, dénonciation violente de la polygamie pratiquée dans les communautés africaines, pour l'essentiel etc. Un verrouillage obsessionnel des frontières est mis en oeuvre qui vient renforcer, ou plutôt aggraver, un maillage féroce des banlieues. L'amalgame est de plus en plus de mise. Comme l'est la manière dont est abordée la question de la glorification du colonialisme. La repentance, pensez-vous! Nicolas Sarkozy n'est «pas pour autant favorable à un exercice de repentance systématique». L'homme se félicite, certes, qu'en 2001, les députés aient «qualifié l'esclavage de crime contre l'humanité». Cela devrait suffire amplement à panser les blessures des mémoires des peuples colonisés, laisse-t-il entendre de façon sous-jacente. A bon entendeur, salut! Les députés de l'UMP qui ont voté la consécration de l'article 4 n'ont pas agi de façon désinvolte. Il y a une volonté politique manifeste qui préside à cette démarche et Nicolas Sarkozy l'explicite en déclarant qu'«il faut expliquer que l'article 4 ne s'adressait pas aux départements d'outre-mer (où des voix se sont violemment élevées contre son discours, l'empêchant de se rendre en Martinique et en Guadeloupe) au sens où on les entend aujourd'hui, mais s'adressait à la France d'outre-mer (c'est-à-dire aux anciennes colonies)». Le Front national est caduc C'est un fait que l'année 2005 va constituer un tournant dans l'histoire de la France contemporaine. Des signes multiples en témoignent dont la loi du 23 février n'est qu'un épisode prégnant. La crise des banlieues, le recours à la loi de 1955 sur la proclamation de l'état d'urgence pour mettre fin aux violences urbaines, la montée des revendications communautaires, voilà autant de signaux d'alarme qui semblent échapper aux politiciens, et notamment à ceux qui s'entêtent à chasser dans les marécages de l'extrême-droite au point de faire passer Jean-Marie Le Pen pour un extrémiste ringard ! Avec l'UMP de Sarkozy, le Front national est caduc. Si en tant qu'Algériens, nous devons nous indigner en toute légitimité du fait que la France soit le seul pays au monde, avec le Japon, à s'offrir des places et des pages de glorification du passé colonial mythique, en France même, les citoyens de seconde zone que sont les jeunes des banlieues ont le droit de crier leur colère face à un système étatique qui se joue de leur identité et de leur aspiration à bénéficier des mêmes droits comme des mêmes devoirs. Un symbole est là , à Paris, où on a situé la Cité nationale de l'histoire de l'immigration (Cnhi) dans... l'ancien Musée des colonies, créé lors de l'exposition coloniale de 1931. L'édification de Mémoriaux et les hommages rendus par la France officielle aux rapatriés d'Algérie, entre autres, ne sont, évidemment, pas exempts de calculs politiciens. Mais ils sont aussi, et surtout, l'expression d'une certitude historique péremptoire selon laquelle l'armée française a envahi des pays souverains comme l'Algérie, massacrant et déportant à l'envi, dans le seul but d'y construire des hôpitaux, des routes, des écoles, le Code de l'indigénat ou le travail forcé n'ayant été que des vues de l'esprit!... Depuis 1981, la jeunesse issue de l'immigration a été gavée de promesses. Elle a été exploitée, trompée, malmenée. Toujours, on lui a fait miroiter le rêve d'une émancipation à portée de bras, à portée de voix. Mais toujours, elle se découvre en situation précaire, marginalisée, rivée aux activités minimales des TUC (travaux d'utilité collective), des RMI (revenu minimal d'insertion) etc. Si, pendant des décennies, on a pu lui faire croire au mythe d'une assimilation ou d'une discrimination positive, la désillusion paraît consommée en cette fin d'année qui annonce, nolens volens («Les hommes veulent l'Histoire qu'ils font mais ils ne font pas l'Histoire qu'ils veulent», écrivait un certain Karl Marx), l'avènement d'un communautarisme de fait dont les dirigeants français seraient bien inspirés de prendre acte, s'ils ne veulent pas se réveiller groggy en 2007! La réélection de Jacques Chirac en 2002 et les manifestations spontanées d'enthousiasme de milliers de jeunes issus de l'immigration, à Paris, sont encore dans bien des mémoires et l'homme sait à qui il doit un tel élan...