img src="http://www.lexpressiondz.com/img/article_medium/photos/P1900519-14.jpg" alt="" Le Hirak se condamne à l'orphelinat"" / L'éminent professeur, Ahmed Rouadjia, dissèque la problématique du changement en intime dialectique qui caractérise ledit changement et les velléités des tenants d'un statu quo qui ne sont pas prêts à abandonner leurs intérêts ou lâcher prise. Le Hirak, le processus révolutionnaire, le changement du système et la transition, toutes ces notions et démarches politiques à la fois, sont analysées sans ambages et sans scrupules par le professeur d'histoire et de sociologie politique, offrant de la sorte une évaluation et une lecture rigoureuse et méthodologique sur ce qui se déroule comme processus historique inédit en Algérie. L'Expression: Comment analysez-vous le processus en cours en Algérie depuis l'irruption du mouvement historique du 22 février? Mohamed Rouadjia: Je l'analyse comme étant un mouvement de masse porté par une grande aspiration au changement de l'ordre politique perçu à la fois comme injuste et anachronique. Ce mouvement qui ressemble à une levée de boucliers me paraît irréversible, et le pouvoir militaire, d'ordinaire sourd ou indifférent à ce genre de «rébellion» ou de «désobéissance civile», semble avoir bien saisi le sens de ce mouvement historique auquel il tente de s'adapter et de gérer avec plus d'intelligence que par le passé. De jeunes officiers de l'armée composés de conseillers et d'experts, instruits et intelligents, s'efforcent d'éclairer leurs aînés... Ou supérieurs afin d'éviter au pays les coûteuses erreurs du passé... En quoi la lecture sociologique pourrait en être concrète et efficace par rapport à l'évolution politique qui caractérise la société algérienne qui traverse une période historique inédite? La situation actuelle ne peut être appréhendée par la seule optique sociologique. Elle devrait faire appel à une analyse plurielle comprenant l'histoire nationale, la culture, l'idéologie politique des élites, l'anthropologie et la philosophie de l'Etat, telle qu'elle se reflète dans les discours officiels. En procédant à une analyse plurielle, on aboutit à la conclusion suivante, à savoir que: la société civile algérienne, quoique traversée de courants idéologiques contradictoires, la divisent et la fractionnent parfois en tribus ethniques et en «wilayas» et «régions», se montre plus que jamais unie et solidaire face à l'injustice, l'arbitraire (la hogra) et la corruption. Ce sont les trois termes qui, ajoutés à la prise de conscience citoyenne acquise au gré de l'évolution politique nationale et internationale, qui sont à l'origine de l'éveil national qui a débuté le 22 février. D'aucuns ont avancé l'hypothèse de «la manipulation» qui aurait été à l'origine du déclenchement de ce processus libérateur des énergies et de la parole. Hypothèse très faible selon moi, et qui ne résiste guère à l'analyse des faits... Le mouvement populaire a fait preuve de mobilisation et de détermination. Il ne faiblit pas, plus encore, il influe chaque jour sur la situation politique du pays. N'est-il pas temps que ce mouvement populaire soit doté d'une structure en mesure de se proposer comme interface? Oui, le peuple soulevé en masse, de manière pacifique, mais déterminé, ne montre aucun signe de fatigue, de démobilisation et de découragement. Il avance, la tête baissée, tel un taureau de la corrida espagnole... Mais cette avancée, courageuse et obstinée, manque de «guide». Dans mes articles précédents, j'avais insisté sur le fait que le Hirak devrait se doter de représentants légitimes, choisis par lui et «prélevés» de la masse révoltée. Jusqu'à présent le Hirak demeure comme une abstraction, un concept indéfini, et comme suspendu en l'air. Il ne dispose pas de porte-paroles accrédités, ni de représentants dûment reconnus par tous. On sait qu'un certain nombre d'associations et de personnalités politiques et médiatiques s'efforcent chacune de se poser et de s'improviser représentants du Hirak; on sait aussi que les différentes wilayas ont suggéré et proposé des noms de personnes censées être les représentants du Hirak local. Ceux-ci comprennent, après lecture rapide faite de leurs noms et de leur passé, de véritables délinquants politiques et d'agitateurs avérés. Comme on le voit, les gens qui s'offrent, sans être sollicités, comme représentants du Hirak sont soit d'anciens militants des partis politiques, défroqués ou transfuges, soit des personnalités politiques et médiatiques en quête de revanche à prendre contre le système politique qui les a marginalisés et maltraités par le passé... Inutile de citer de noms tant que le peuple que naguère ils méprisaient les connaît parfaitement... Compte tenu de ce qui vient d'être dit, le Hirak se condamne en l'état actuel des choses, à l'orphelinat tant il récuse le fait d'être représenté. Le Hirak dit: «Gâa ya tnahou!», mais il ne propose rien qui puisse remplacer les «évincés». Quelle lecture faites-vous des dernières arrestations sur fond de lutte contre la corruption et autres délits? S'il s'avère comme cela a été dit dans le communiqué du ministère de la Défense et dans les allocutions prononcées en maints endroits par le chef de l'état-major Gaïd Salah, que les personnes arrêtées ont été réellement impliquées dans un complot contre l'armée, l'Etat et la nation, la lecture que j'en ferai dans de telles conditions c'est de laisser la justice faire son travail. Quant aux personnalités réputées corrompues arrêtées pour ces seuls faits et placées en prison, mais non trempées dans le complot en question, elles devraient être jugées de manière régulière, équitable et selon le principe de la présomption d'innocence. De plus, ces personnes ne devraient en aucune manière être placées en prison tant les preuves de leur culpabilité n'ont pas été établies. Une grande partie du Hirak exulte à ce propos. Beaucoup jubilent à l'idée que ces gens soient «coffrés». Mais on oublie que ces corrompus ont le droit de se défendre et que leurs voix doivent être entendues de tous. Tout ce qui fait mal aux corrompus réjouit le peuple. D'où s'explique la popularité discrète de Gaïd Salah exprimée par des activistes de la rue algérienne... Comme je l'ai dit, l'éveil national du 22 février ne résulte pas d'une manipulation (il existe pourtant des partis et des sectes qui s'efforcent de manipuler... le mouvement...), il procède d'une réaction violente contre la corruption et l'injustice érigées depuis près de 60 ans en un système de gouvernement et de gouvernance...C'est ainsi que j'analyse et que s'analyse le mouvement du 22 février. Quels sont les critères d'une justice indépendante et est-ce que la justice pourrait être indépendante en plein mouvement révolutionnaire qui exige le changement du régime et ses symboles? C'est la séparation des pouvoirs: judiciaire, législatif et exécutif. Or en Algérie, les deux premiers pouvoirs ont été toujours inféodés, asservis par ce dernier. Les juges n'ont jamais été indépendants, et beaucoup de nos juges se complaisent dans cette situation et y trouvent même leur compte. Par ailleurs, l'indépendance de la justice pourrait être un danger pour les justiciables, car dans ce cas les juges pourraient au nom même de cette indépendance prendre de grandes libertés pour juger les individus à leur convenance et comme bon leur semble. L'indépendance de la justice suppose que les juges eux-mêmes soient contrebalancés par un contre-pouvoir qui surveille, contrôle et vérifie les régularités des procédures mises en jeu. N'oublions pas qu'en dépit de la dépendance dans laquelle se trouve la justice vis-à-vis de l'Exécutif, donc du gouvernement, beaucoup de juges jouissent, par ailleurs, d'une grande indépendance pour juger de manière souvent fort inéquitable les litiges entre les citoyens, indépendance, qui, au lieu de protéger et de réhabiliter les victimes d'injustice, finissent par les débouter ou condamner dans le but unique de satisfaire les attentes des hors-la-loi et de tous les détenteurs des «bourses» consistantes... L'incompétence de certains juges, jointe à leur pratique corrompue et corruptrice, et au laxisme de la tutelle qui leur laisse de grandes marges de manoeuvre et d'indépendance dès lors que cette indépendance ne contredit pas les intérêts de Monsieur le Ministre et de ses collaborateurs, voilà qui explique la prétendue indépendance de notre justice.... A propos du changement du système, pouvez-vous nous donner votre conception en tant qu'historien et sociologue quant à une période de transition, ses modalités et ses mécanismes quant à sa réalisation? Il est illusoire de croire que «le système» va disparaître du jour au lendemain. Il faut d'abord s'entendre sur le mot «système», et sur ce que l'on met dedans avant de parler de transition, qui est un autre mot mal compris et mal défini. Le système algérien, comme tout système politique, est fait d'un ensemble de structures enchevêtrées les unes dans les autres, et pour dire autrement les choses, il est fait d'institutions qui s'emboîtent aussi les unes dans les autres. Ces structures sont à la fois physiques et mentales. Chaque structure économique, sociale, culturelle, etc., comprend des hommes et des femmes, des pratiques, des réflexes et une certaine représentation du monde qu'informe la tradition religieuse, la routine, l'histoire, la culture et la politique nationales, etc. Le système est donc un composé de plusieurs choses. On peut soustraire de ce «système» composé d'une multitude de structures économique, culturelle, politique, mentale, psychique, etc., les hommes en les renvoyant au rebut de l'Histoire, sans faire disparaître pour autant les séquelles ou les structures sous-jacentes de ce système. On pourrait éliminer physiquement et complètement la classe politique actuelle dont on exige le départ, sans jamais pouvoir éliminer son lourd héritage qui reste profondément incrusté dans les structures physiques et même dans les structures psychiques des individus qui sont à la pointe actuelle du Hirak. C'est que les habitudes ont la vie dure. Pour que le «système» et ses composantes humaines et économiques, ses pratiques et ses réflexes, sa routine et sa représentation étriquée du monde changent de fond en comble, s'assainissent et se purifient de la perversion dont ils se nourrissent depuis leur enfance, il faudrait une sorte de révolution culturelle, longue et récurrente, couplée de la création d'une école algérienne nouvelle ou profondément rénovée qui apprend et éduque le citoyen, encore vierge, le sens de l'éthique, de la droiture, du devoir et des obligations du citoyen; une école qui lui exalte les vertus de l'effort personnel (intellectuel et productif), le respect des lois et des biens publics; une école qui stigmatise la paresse, le vol, le gaspillage, et les trafics économiques et moraux... Il n'est pas approprié de parler de transition en ce moment, car celle-ci suppose que la rupture avec le système est consommée, alors que le système est toujours là, non seulement avec ses «B», mais avec toute sa panoplie institutionnelle et avec son chapelet de ministres plus ou moins corrompus ou incompétents, sans oublier les mentalités politiques qui président aux conduites des hommes... Comment appréhendez-vous le rôle de l'institution militaire dans le contexte crucial et délicat auquel fait face le pays? Son rôle est incontournable. Qu'on lui soit favorable ou défavorable, l'armée reste l'acteur principal de la vie politique en Algérie et ce depuis l'indépendance. Elle s'impose envers et contre tous comme le défenseur de la patrie et le rempart contre toute agression, interne ou externe, dirigée contre elle. A chaque crise politique, l'ANP se trouve contrainte de se substituer aux hommes politiques qu'elle place elle-même à la tête des institutions pour gérer, en lieu et place, les affaires à la fois militaires et politiques. En étant tout à la fois au four et au moulin, l'ANP éparpille ses efforts et donne l'image au monde extérieur d'être «une dictature militaire». Si elle avait, à défaut d'élections au suffrage universel transparentes, placé au moins des hommes compétents et moins gagnés par les «charmes discrets» de la corruption, à la tête des institutions civiles, l'ANP ne serait pas aujourd'hui confrontée à des «complots» et à des vides politiques vertigineux...C'est que les ministres et tous ces hauts responsables qui sont passés pourtant tous par les peignes fins du DRS (les fameux rapports d'habilitation) se sont révélés d'une incompétence insondable et d'un penchant pour la corruptions sans parallèles dans l'histoire des nations civilisées.... Dans le contexte actuel, la tâche urgente de l'armée, qui fait face à de grands défis, internes et externes, c'est de ne pas rompre le dialogue direct ou indirect avec le Hirak et d'éviter à tout prix tout ce qui pourrait exciter les passions et raviver les rancoeurs. Quelles sont les priorités d'un changement révolutionnaire? Est-ce que la société doit s'arrimer aux transformations radicales que les institutions de l'Etat doivent suivre et comment la société doit produire son élite qui sera son porte-voix vers un changement en osmose avec ses aspirations et ses attentes? On n'est plus en 1917 en Russie, ni en Chine de Mao Tsé-toung de 1949, ni dans l'Algérie du 1er Novembre 1954. Les «changements révolutionnaires» ne concernent que ces époques révolues. On est à l'heure des revendications pacifiques, démocratiques, sans heurt ni malheur. Le peuple soulevé depuis le 22 février n'est pas contre l'Etat national ni contre son armée, si imparfaite qu'elle puisse paraître, le peuple s'est soulevé contre la corruption, l'absence de justice sociale, la hogra, les inégalités sociales, l'affichage honteux des signes de la richesse des nouveaux riches, et contre la perversion ethnique et morale des hommes politiques... N'est-il pas temps d'aborder les questions relevant de débats sociétaux, à savoir la séparation du religieux du politique si on veut aller vers un Etat démocratique libre et pluriel à la fois? Concrètement, l'Etat et le peuple algérien, sont naturellement «laïcs»; il existe de facto une laïcité algérienne; mais de jure, ils sont un peuple et un Etat à caractère religieux. Toutes les Constitutions, ainsi que le Code de la nationalité de1963, et celui de la famille de 1984 déclarent l'islam religion d'Etat. Ce dernier code institue même la chariaâ et la polygamie dans l'ordre civique et moral. Pourtant, ces codes ne sont pas appliqués et ils ne l'ont jamais été. La polygamie n'existe que chez certains notables du Grand Sud, et chez quelques rares familles kabyles. Ce n'est pas la religion qui pose problème. C'est l'usage qui en est fait. C'est au nom de la Bible que le président élu aux Etats-Unis prête serment; en Grande-Bretagne de même. Dans l'Etat israélien, c'est la Loi hébraïque qui régit le Code civil. L'Etat israélien se qualifie lui-même dans les textes fondamentaux d'Etat juif. Ce sont des Etats sécularisés, mais non laïcs, parfois mixtes. Cela ne les empêche pas d'être des Etats et des sociétés démocratiques. Ce n'est donc pas l'islam qui constitue un obstacle à la démocratie. C'est son imposition et son mauvais usage, archaïque et hypocrite, qui forment une aporie...